C'était il y a cinq ans, par une froide journée d'hiver à Paris. Michel Serrault, irrité par l'émergence de toutes ces nouvelles émissions de téléréalité, tempêtait. Lui dont la notion d'invention se situait au coeur même de la démarche artistique avait en effet du mal à concevoir un monde où ne surnageraient dorénavant que des «produits» directement collés à la réalité.

«Il faut au contraire toucher les gens par la création, insistait-il. Quand je compose un personnage, je me fous complètement de la vérité. Quand Michel Simon joue, il n'est pas «vrai»; Louis Jouvet ne joue pas «vrai» non plus - il parle même plutôt faux par moments. Mais ce qu'ils font est plus beau parce que le monde qu'ils recréent est magnifié par le travail de l'artiste. Il faut transposer les choses, inventer. Moi, ce qui m'amuse, c'est de faire croire à l'impossible.»

Une rencontre avec un acteur comme Serrault est forcément marquante. Car il reste l'une des figures emblématiques d'une génération d'artisans pour qui la réussite réside beaucoup plus dans la notion d'échange que dans les critères de rentabilité.

Dans l'autobiographie qu'il venait alors de publier (Vous avez dit Serrault? Éditions Florent Massot), l'acteur révélait en outre une drôle d'habitude qu'il disait tenir de sa grand-mère. Lorsqu'il parlait à quelqu'un, Serrault avait la manie de lui prendre les mains. Parfois même il posait une main sur le bras de son interlocuteur pour mieux l'agripper ensuite. Comme une façon d'établir d'office un contact, une complicité.

En compagnie d'un collègue, j'ai été à même de constater à quel point cette «drôle d'habitude» faisait partie intégrante de son mode de communication. Alors que nous ne devions passer qu'un moment en sa compagnie, Serrault nous a gardés près de lui pendant plus de deux heures. Et nous a tour à tour «agrippés» plus d'une fois au fil d'une conversation enlevée et riche en éclats de rire.

Quand on lui parlait cinéma, l'acteur nous ramenait inévitablement à une époque où primait le sens du divertissement. Quand on lui parlait théâtre, il évoquait aussi bien les grands classiques que les pièces de boulevard. De façon récurrente, toutes les années «Poiret-Serrault» remontaient aussi à la surface. Car au-delà de la période faste où ont émergé plusieurs grands succès populaires (dont La cage aux folles), une amitié indéfectible le liait à son ancien partenaire de jeu.

Encore très sollicité par les jeunes metteurs en scène, Michel Serrault n'était pourtant pas nostalgique de ces époques. Cela dit, le regard qu'il posait sur la «dégradation» générale de la qualité des oeuvres n'était pas tendre. Il exécrait notamment la transformation d'une industrie qui ne répond désormais plus qu'aux seuls critères commerciaux.

«Pour tout vous dire, je trouve cela affolant, pestait-il. Il n'y a plus de critères de qualité; que des trucs interchangeables conçus en fonction de leur rentabilité. Au rythme où ça se dégrade actuellement, je me demande même s'il y aura encore des artistes dans 20 ans. On préfère prendre des gens dans la rue et les faire raconter leur vie. Tu parles!»

La filmographie de Michel Serrault compte environ 135 longs métrages. Le cinéma ne l'aura pourtant vraiment découvert que dans les années 70, alors qu'il était déjà un homme mûr. Auparavant, l'acteur aura tourné beaucoup de films peu intéressants, vite tombés dans l'oubli. Il considérait d'ailleurs cette époque comme une période d'apprentissage. Mais il revendique tous les films auxquels il a prêté son talent à partir du moment où il a été en mesure de faire de vrais choix.

«Je ne crois pas m'être trompé très souvent, car mes choix ont toujours été dictés par mes envies personnelles. Même si j'aurais aimé que certains films que j'adore aient mieux fonctionné, notamment ceux de Christian de Chalonge (L'argent des autres, Docteur Petiot), je ne peux quand même pas me plaindre.»

Ironie du sort, l'un des derniers films auxquels Michel Serrault a participé prend l'affiche au Québec vendredi. Dans Pars vite et reviens tard, une adaptation du roman noir de Fred Vargas (réalisée par Régis Wargnier), l'acteur, fidèle à son habitude, y est immense. Il le restera maintenant à jamais.