Il était beau. Il était jeune. Il avait du sex-appeal. Mais surtout il avait du talent. À 28 ans, avec à peine une dizaine d'années de métier dans le corps, Heath Ledger avait déjà accédé à un niveau de jeu et d'intériorité que des acteurs deux fois plus vieux n'ont jamais atteint. Son avenir était des plus prometteurs et, pourtant, il a pris fin abruptement, mardi.

Ce jour-là, Heath Ledger, le cowboy tourmenté et ombrageux de Brokeback Mountain, est entré dans la même triste légende inventée par James Dean et rejouée en boucle, génération après génération, par une longue liste de jeunes désespérés dont l'ascension fut aussi fulgurante que la chute prématurée.

Sa mort, d'un impossible cocktail de médicaments, a pris tout le monde au dépourvu. Un peu comme si Ledger avait coupé la file et battu à la ligne d'arrivée toutes les causes perdues et célèbres dont on a mille fois rédigé la chronique nécrologique.

Pourtant, avec sa virilité rugueuse mais vulnérable, avec son sourire timide, ses manières tranquilles et discrètes et sa répugnance à nourrir le monstre médiatique, Heath Ledger ne présentait aucun des signes avant-coureurs permettant de croire qu'il était au bord du désespoir, et qu'il allait bientôt en crever.

On ne l'a jamais vu errer en sang et en haillons dans la rue comme Amy Winehouse, ni conduire en état d'ébriété ou tituber jusqu'à la première clinique de désintox. Alors quoi? Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes et il est mort paisiblement dans son sommeil comme l'affirmait son père dans un communiqué?

Non évidemment. Depuis sa mort, des rumeurs ont commencé à filtrer, toutes pointant vers un mal de vivre, des tourments intérieurs, une vie privée en lambeaux et des peurs amplifiées par la pression du succès qu'il fuyait dans les paradis artificiels de l'alcool et de l'héroïne.

Peut-être ces rumeurs ne sont-elles que les fabulations d'une presse en mal de sensations. Chose certaine, on ne meurt pas à 28 ans dans un chic loft de SoHo de façon purement accidentelle. On ne voulait peut-être pas mourir, on ne l'avait peut-être pas planifié, mais si on finit par trouver la mort, c'est qu'on la cherchait. Une force nous poussait obstinément vers elle.

Pour tout dire, la mort de Heath Ledger n'a rien de mystérieux. Ce qui l'a tué, dans le fond, ce ne sont pas tant les médicaments, la drogue, l'anxiété, l'insomnie et l'épuisement. Le vrai tueur, c'est la machine qui l'a mené à ce cocktail: la machine qui produit du rêve à la chaîne, mais surtout celle qui fait vendre ce rêve, qu'il l'amplifie, qui le démultiplie, qui le «défuntifise».

La machine qui brouille les frontières entre le rêve et la réalité, entre le public et le privé et qui force les acteurs d'aujourd'hui à jouer 24 heures sur 24, sous le regard de caméras qui n'ont rien à voir avec le cinéma et tout avec la surveillance.

Cette machine-là se déploie aujourd'hui dans toute sa formidable horreur sur le Net, où même pas une heure après que Heath Ledger eut été trouvé sans vie par sa femme de ménage, sa mort était annoncée en exclusivité sur TMZ, le site des vautours et des fossoyeurs de stars.

Depuis mardi soir 18 h 30, sur le même site mais aussi sur tous les autres, on peut voir ad nauseam le vidéo du corps de Ledger, triste paquet enveloppé dans un sac noir qui sort sur une civière au son assourdissant des flashs qui crépitent, alors que la meute médiatique se bouscule et se pousse en criant «Body, Body, Body.» «Combien tu crois qu'on peut faire de fric avec ça?» demande un photographe à son voisin.

Et quand ce n'est pas la vidéo de son cadavre, c'est celui des entrevues perdues et subitement retrouvées où Ledger apparaît confus, agité, où il se trémousse sur sa chaise et se gratte les bras comme un junkie. Cette machine-là, que Ledger avait plus ou moins réussi à contrôler de son vivant, est déchaînée maintenant qu'il est mort.

Dans une entrevue réalisée pendant le tournage de The Patriot, il y a près de 10 ans, Mel Gibson se disait épaté par la force de caractère de son jeune camarade de jeu. «Il a vraiment les pieds sur terre et une maturité que je n'avais jamais à son âge. Je ne suis vraiment pas inquiet pour lui», disait-il.

Mel s'est trompé. Heath Ledger avait peut-être une grande force de caractère, mais elle cachait une extrême vulnérabilité. Son drame, c'est de s'être aventuré dans la machine à fabriquer des stars sans savoir que c'était aussi une machine à broyer la sensibilité.