Je suis allé au théâtre cette semaine. Le rapport avec le cinéma? J'y viens. Je suis allé voir Blasté de Sarah Kane, mis en scène par Brigitte Haentjens à l'Usine C. La vision sinistre d'une jeune artiste suicidaire dans ses derniers retranchements. Une pièce qui traite crûment de la violence, de la mort, de la guerre, du racisme et d'autres menus plaisirs.

Roy Dupuis (en journaliste) n'y est jamais plus éblouissant que lorsqu'il se fait sodomiser par Paul Ahmarani (en soldat détraqué). Après le viol, le soldat arrache de ses dents les yeux du journaliste qui, affamé, finit par dévorer un bébé mort, pendant que celle qu'il aime se résigne à s'offrir à d'autres soldats pour une bouchée de pain.

Le discours nihiliste de Sarah Kane, brillamment transposé par Brigitte Haentjens, m'a paru tellement extrême que j'ai cru à tort que mon cynisme m'y rendait imperméable. J'en ai fait des cauchemars toute la nuit.

Le viol, la sodomie et le cannibalisme, dans leur représentation artistique, sont-ils des «gestes indécents» susceptibles d'être jugés «contraires à l'ordre public»? Je me suis posé la question, jeudi, en lisant le compte rendu de la comparution de la ministre Josée Verner devant le comité sénatorial qui étudie le projet de loi C-10.

Devant le tollé qu'il a suscité, la ministre du Patrimoine a proposé que la disposition du projet de loi lui permettant de retirer le droit aux crédits d'impôt à des productions cinématographiques et télévisuelles jugées «offensantes» ou «contraires à l'ordre public» soit suspendue pendant un an. Le temps, dit-elle, de permettre à l'industrie du cinéma de proposer des balises à la notion «d'ordre public».

Tout en enjoignant aux sénateurs d'adopter rapidement le projet de loi, Josée Verner a offert quelques exemples de ce qui pourrait être considéré comme contraire à l'ordre public: des actes criminels comme la propagande haineuse et la pornographie juvénile, ainsi que des actes admis par la loi, telle la représentation de la «violence excessive» ou de «gestes indécents».

La pornographie, légale ou illégale, est déjà exclue explicitement par le règlement qui concerne l'octroi de crédits d'impôt. La propagande haineuse n'est pas davantage soutenue par des crédits d'impôt. Quant aux concepts de «violence excessive» et de «gestes indécents» auxquels fait référence la ministre, ils confirment toutes les craintes formulées jusqu'à présent sur la nature équivoque de son projet de loi.

Qu'est-ce qu'un «geste indécent» selon Josée Verner? La représentation de la fellation que fait Céline Bonnier à Roy Dupuis dans Blasté? Roy Dupuis nu, qui demande à sa blonde de le prendre dans sa bouche? Et qu'est-ce que pour elle de la «violence excessive»? Deux Tchétchènes qui se font égorger dans un sauna par un Viggo Mortensen à poil? Les mafieux russes qui maltraitent des prostituées adolescentes dans le film Eastern Promises?

Ce qu'en pense la ministre: c'est essentiellement ce qui pose problème dans le projet de loi C-10. Pas tant le fait qu'il ouvre la porte à toutes les interprétations de la définition de «l'ordre public», mais qu'il confère un pouvoir discrétionnaire au ministre du Patrimoine de retirer, même rétroactivement, des crédits d'impôts à une oeuvre.

La ministre Verner a beau répéter que son projet de loi n'a rien à voir avec la censure, elle fait la démonstration du contraire chaque fois qu'elle ouvre la bouche pour en parler. La manière dont elle défend le projet de loi de son gouvernement, avec force contradictions et non-sens, a de quoi faire regretter à Stephen Harper l'idée de l'avoir substituée à Bev Oda (ce qui n'est pas peu dire).

Cette semaine, Josée Verner a proposé aux sénateurs un «compromis». Adoptez le projet de loi, je baliserai ensuite avec l'industrie du cinéma la notion «d'ordre public». L'équivalent d'un chèque en blanc au gouvernement Harper. Pourquoi ne propose-t-elle pas le contraire? Tentons pendant un an de baliser la notion «d'ordre public», on pourra ensuite constater de visu pourquoi le projet de loi C-10 est aussi inutile que dangereux.

Ce n'est pas parce que Mme Verner ne comprend pas le concept même de censure que son projet de loi n'ouvre pas la porte à la censure. Empêcher une production d'obtenir le financement public auquel elle a droit, sous prétexte de considérations morales, selon le jugement arbitraire d'un ministre, si ce n'est pas de la censure, c'est que je m'appelle Fidel Castro. Ce n'est certainement pas, comme le soutient Mme Verner, parce que cette même production peut profiter d'un financement privé compensatoire qu'il ne s'agit pas de censure. Qu'une ministre de la Culture ne saisisse pas ce principe de base me dépasse.

Si le projet de loi C-10 est adopté, Josée Verner pourra faire directement ce qu'elle ne peut faire indirectement pour l'instant, à savoir interdire le financement d'oeuvres que son gouvernement, soutenu par des lobbys de droite, considère «offensantes» pour la population canadienne. La ministre ne s'en cache même plus. Après avoir tenté de nous faire croire qu'une «faille» dans la loi permettait hypothétiquement de financer des oeuvres illégales (une absurdité), elle a décidé de mettre cartes sur table.

Soit, Mme Verner continue de parler de pornographie et de propagande haineuse, qui je le répète (surtout pour elle) sont déjà exclues des programmes de crédits d'impôt. Je la soupçonne de le faire pour s'empêcher de dire de nouvelles bêtises. Il reste qu'elle a admis implicitement cette semaine que le projet de loi C-10 visait bel et bien à exclure des règles d'attribution de crédits d'impôt des oeuvres présentant des scènes de sexualité explicite ou de violence jugée excessive.

Ce faisant, la ministre Verner a donné raison à tous ceux qui craignent que son projet de loi ne soit une invitation déguisée à la censure. Si le projet de loi C-10 était accepté, il serait plus qu'étonnant que Blasté, la pièce, ne devienne un jour un film. C'est ça que je trouve indécent.