Un livre sort en librairie. Le même livre est disponible, à peu près au même moment, à la bibliothèque. La bibliothèque est subventionnée. La librairie ne l'est pas. Est-ce que la bibliothèque fait de la concurrence déloyale à la librairie? Faudrait-il retirer à la bibliothèque ses subventions, sous prétexte d'un déséquilibre des règles du libre marché?

C'est en somme ce que propose l'Association des propriétaires de cinémas et de cinéparcs du Québec (APCCQ) lorsqu'elle reproche à Réseau Plus sa concurrence déloyale dans la distribution de films en région.

Réseau Plus, qui chapeaute une quarantaine d'organismes à but non lucratif, a pour mission de promouvoir le cinéma d'auteur au Québec. Le réseau est subventionné par l'État à hauteur de 45% (310 000$ l'an dernier). Sa part des recettes du cinéma au Québec? Environ 0,3% en 2007, soit 600 000$ sur un total de 181 millions. Bref, la «bibliothèque» ne nuit pas aux ventes de la «librairie». Pour la concurrence déloyale, on repassera.

Pourtant, depuis deux semaines, le géant canadien des salles de cinéma, Cineplex Galaxy, a retiré trois films de ses cinémas de Montréal et de Québec, en guise de représailles contre des distributeurs qui ont aussi proposé ces films à Réseau Plus.

L'excellent documentaire québécois Sur le Yangzi a été retiré prématurément du Quartier latin par Cineplex parce qu'il était programmé dans de petites salles en province. Le film français Un baiser s'il vous plaît a été retiré du cinéma de Beauport et du Quartier latin, où il devait prendre l'affiche début mai, parce qu'il doit aussi être présenté à Gaspé, à Sept-Îles et à Victoriaville entre autres. Le fils de l'épicier a été retiré d'un cinéma de Québec parce qu'il était programmé un soir à Baie-Comeau.

L'automne dernier, Cineplex avait aussi retiré de ses cinémas la dernière Palme d'or du Festival de Cannes, 4 mois, 3 semaines et 2 jours, parce que son distributeur avait accepté de le diffuser en région dans le réseau parallèle.

L'Association des propriétaires de cinémas et de cinéparcs du Québec, dont fait partie Cineplex Galaxy, estime que les salles de Réseau Plus nuisent à son activité économique en diffusant, à coûts réduits, des films avant la fin de leur exploitation commerciale.

Il faudra m'expliquer comment le fait de présenter un film UN SOIR à Baie-Comeau peut nuire à sa commercialisation 400 km plus loin à Québec? Et comment le fait de présenter un film dans une salle parallèle peut nuire à une salle commerciale d'une même ville qui a de toute manière refusé de le présenter?

Ce qui semble clair, c'est que l'APCCQ en a contre les subventions aux salles parallèles. Réseau Plus touche environ 220 000$ en subventions de la SODEC, et 90 000$ de Téléfilm Canada, pour transporter les copies des films, payer la publicité et établir les programmations de sa quarantaine de salles, tenues par des bénévoles. Quelque 310 000$ divisés par 40 salles, ça ne fait pas cher la douzaine. Les salles commerciales, de leur côté, touchent aussi des subventions (150 000$), qu'elles estiment insuffisantes.

Constatant que leur argument de la «concurrence déloyale» ne tenait pas la route (0,3% des recettes, on ne peut même pas appeler ça de la concurrence), les propriétaires de salles ont préféré cette semaine parler d'une «question de principes» pour justifier leur appui au chantage économique de Cineplex Galaxy.

Parlons-en de principes. Parlons de la libre circulation des oeuvres et des idées. Du droit des gens en région d'avoir accès aux mêmes films que les gens des grands centres (et pas seulement au menu hollywoodien prêt-à-manger que leur sert presque exclusivement la grande majorité des exploitants de salles du Québec). Parlons de la liberté des distributeurs de proposer leurs films aux diffuseurs et aux publics de leur choix. Parlons des méthodes d'intimidation utilisées par Cineplex Galaxy, de concert avec l'APCCQ, pour étouffer les petits distributeurs qui osent défier l'ordre établi.

Le débat que mène actuellement un distributeur comme Louis Dussault de K-Films Amérique, aux côtés de Réseau Plus, n'est ni plus ni moins qu'un combat de l'art contre le commerce. Il oppose le droit du cinéphile d'être desservi comme du monde, peu importe où il habite, à celui de brasser des affaires sans se soucier du produit brassé, de l'impact sur le public, ou de la diffusion d'un cinéma de qualité sur notre territoire.

La sanction injustifiable de Cineplex à l'endroit de K-Films n'est malheureusement que la pointe de l'iceberg d'un travail de sape des propriétaires de salles vis-à-vis des distributeurs et de Réseau Plus. Ce n'est pas d'hier que l'on refuse des films aux gens des régions pour des motifs équivoques. Il y a quelques années, un film à l'affiche depuis deux mois a été refusé à Gaspé parce qu'il était projeté en même temps à 700 km, à Québec.

Ce n'est pas seulement absurde, c'est scandaleux. Il faut que la situation change. Il en va de l'avenir de la distribution du cinéma d'auteur québécois et étranger chez nous. Car soyons francs, on ne peut compter sur les propriétaires de salles, même indépendants, pour s'assurer d'une diffusion adéquate du cinéma d'auteur au Québec. Plusieurs d'entre eux ne s'intéressent au cinéma d'auteur que lorsqu'il fait leur affaire (c'est-à-dire de bonnes affaires).

Devant la menace du géant Cineplex, les distributeurs ont plus que jamais les mains liées. Des films ne sont pas diffusés dans certaines régions et dans certains cinémas des grands centres pour des raisons qui dépassent l'entendement. Les cinéphiles, pris en otages, en font les frais. C'est assez.