Ne le prenez pas comme un conseil d'ami. Prenez-le, disons, comme un ordre. Si vous êtes cinéphile, si vous prétendez réellement aimer le septième art, vous irez voir La graine et le mulet (à l'affiche vendredi prochain).

Je vous entends déjà rouspéter: «Mais ça dure 2h30!». Tsss. Il n'y a pas une minute de trop, pas un temps mort, pas une seule scène gaspillée dans ce film tour de force, cette chronique sociale brillante, drôle et émouvante, doublée d'un suspense haletant autour du destin d'un couscous («la graine») au poisson («le mulet»).

La presse française a accueilli comme une surprise les nombreux prix remportés par le film d'Abdellatif Kechiche à la dernière Soirée des César. La réaction avait été la même à l'occasion du sacre, en 2005, de L'esquive (récompensé des mêmes quatre prix: meilleur film, meilleur réalisateur, meilleur scénario original et meilleur espoir féminin). Ce n'est pourtant pas tous les ans que le cinéma français accouche d'une oeuvre aussi aboutie.

La graine et le mulet est un film sur la famille, sur le quotidien, sur la vie. Celle de tous les jours, meublée de ses petites joies et de ses réelles tristesses. Un film fin, intelligent, jamais racoleur, aussi vrai que peut l'être le cinéma.

Slimane Beiji (Habib Boufares), 61 ans, est viré du chantier naval sur lequel il travaille depuis des années. Cet immigré tunisien, installé à Sète, décide de transformer un vieux rafiot, acheté avec l'argent de ses indemnités, en restaurant. Sa famille lui viendra en aide: son ex-femme en cuisine, ses enfants en salle, sa belle-fille dans les démarches d'obtention de permis.

Mais il n'y en aura pas de facile, comme on dit dans le sud de la France. Il y a des tensions entre sa famille d'origine et sa famille reconstituée. Du scepticisme dans son entourage. Et une résistance des autorités locales à lui donner le coup de main dont il a besoin. Slimane organise une soirée avec les grosses légumes de la région, pour les convaincre d'investir dans son couscous.

Abdellatif Kechice poursuit dans la veine hyperréaliste de L'esquive et renoue avec plusieurs des acteurs de son premier long métrage, La faute à Voltaire, auquel il fait de nombreux clins d'oeil. Le style est contemplatif, la caméra nerveuse, la réalisation plus précise que jamais. La longueur et la langueur des plans, d'une sensualité, d'une vérité et d'une puissance désarmantes.

Certains ont reproché dans le passé à l'auteur-cinéaste une nonchalance formelle qu'ils ont crue à tort percevoir dans une forme d'improvisation. L'oeuvre-charnière qu'est La graine et le mulet est tout sauf improvisée. La mise en scène tout en retenue de Kechiche, un acteur de formation, a été soignée dans ses moindres détails. C'est justement pour cette raison qu'elle coule de source, qu'elle semble si naturelle. Ce n'est pas parce qu'on ne voit pas le travail qu'il n'y a pas de travail. C'est même le contraire.

À son troisième essai derrière la caméra, Abdellatif Kechiche fait la preuve non seulement de son immense talent, mais de son savoir-faire et de l'étendue de sa grammaire cinématographique. La montée dramatique, les changements de registres visuels, les digressions du récit sont traités avec une précision remarquable. Aussi, sa direction d'acteurs est exemplaire. Les numéros d'acteurs, sans tomber dans le piège de l'esbroufe, sont percutants.

Le personnage de Slimane, interprété par un vieil ami ouvrier du père du cinéaste (à qui Kechiche avait d'abord destiné le rôle - il est mort avant la sortie de L'esquive), a le visage élégant de l'humilité, buriné par les multiples humiliations de l'immigration. Celui de sa belle-fille Rym (Hafsia Herzi, époustouflante), le bagou frondeur, la tchatche assassine, la beauté défiante et présomptueuse d'une génération issue de l'immigration, pour qui la vie est surtout et malgré tout faite de promesses. La graine et le mulet est un hommage à cette première génération d'immigrants (celle des parents du cinéaste), en quelque sorte sacrifiée pour le bonheur de ses enfants.

Abdellatif Kechiche ne pose pas pour autant un regard complaisant sur la famille Beiji (inspirée par la sienne propre). Son regard est empreint d'une réelle affection pour ses personnages, mais il s'agit d'un regard lucide, d'un amour jamais aveugle, qui ne gomme pas leurs aspérités. Aussi, la petite délinquance crâneuse des banlieues est présentée comme telle, sans aucune forme de déférence. La famille maghrébine n'est unie qu'en apparence, Kechiche nous laissant entrevoir par les failles du tableau les paradoxes, les infidélités, les jalousies et les mesquineries de la condition humaine.

Celles-ci ne sont jamais plus délicieusement illustrées qu'à travers les petites hypocrisies des notables locaux, les discriminations entendues de la classe dirigeante et les subtilités d'un racisme jamais souligné à grands traits, mais évoqué avec force éloquence. Lorsque Slimane et Rym cherchent à obtenir un permis de restauration, on leur répond qu'en France, les règles de salubrité sont très strictes...

Sans être bien-pensant, La graine et le mulet est aussi un film sur l'amour, et sur les petits et grands sacrifices qui l'accompagnent (notamment à l'occasion d'un montage parallèle final d'anthologie). C'est un film qui ne sonne jamais faux. Un film qui transpire la vie et l'humanité. Un grand, vraiment, un grand film. Que vous irez voir. C'est un ordre.