Dès le départ, il y a quatre ans, sans savoir qui serait le réalisateur, le scénariste ou les acteurs, j'étais pour ce film. Dans mon esprit, il n'y avait aucun doute: Polytechnique, le premier film de fiction sur la tuerie du 6 décembre, méritait d'exister.

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Comme François Truffaut l'a souvent dit: on peut critiquer un film, mais on ne peut jamais remettre en cause son sujet sans remettre en cause la liberté même de la création. Si Denis Villeneuve a envie de briser le silence et de braquer sa caméra sur les événements du 6 décembre, c'est son droit le plus strict, me suis-je dit en apprenant qu'il en serait le réalisateur.

J'espérais bien entendu que le réalisateur traite ce sujet douloureux à l'extrême, avec délicatesse, dignité et discernement mais pour le reste, l'idée d'un film qui reproduirait sur grand écran un immense traumatisme collectif ne me scandalisait pas. Au contraire.

À l'aube du 20e anniversaire des événements, il me semblait que suffisamment de temps s'était écoulé pour qu'on puisse envisager cette tragédie avec le détachement salutaire que confère la distance des années. Sans compter que ce film pouvait à mes yeux faire oeuvre utile et devenir un nécessaire exercice de libération collective, nous permettant enfin de comprendre ce que nous épuisons à taire et à refouler depuis 20 ans.

Lundi, ni un ouragan ni la crise du verglas n'auraient pu m'empêcher de me précipiter à la projection de presse de Polytechnique. Je ne dis pas que j'y allais de gaieté de coeur mais j'y allais, rassurée par le réalisateur Denis Villeneuve dont j'ai toujours admiré le travail, par le noir et blanc qu'il avait choisi pour éviter le bain de sang graphique et grotesque et par la durée du film, un peu moins de 80 minutes, signe qu'on avait voulu aller à l'essentiel sans s'éterniser ni s'enliser dans une complaisance morbide.

Je suis entrée dans la salle de cinéma en me disant que tous ceux qui étaient contre ce film se cachaient la tête dans le sable et nous empêchaient d'évoluer comme société.

Cinq minutes plus tard pourtant, je comprenais subitement leur réticence. Et à la fin du film, tremblante et ébranlée par le choc des images et par la puissance de la bande-son, je leur ai donné raison.

Cela n'a pas duré longtemps évidemment. Quelques heures plus tard, une fois passé le choc et la découverte que j'étais moins détachée que je le pensais, une fois comprise et intériorisée l'idée qu'il n'y a pas de prescription pour la violence et l'horreur, Polytechnique m'est apparu, plus que jamais, comme un film à voir.

Mais attention: à voir avec prudence et précaution, en sachant exactement dans quelle aventure on s'embarque. Et qu'on se le dise tout de suite, cette aventure n'a rien de joli ni de divertissant.

C'est d'ailleurs moins une aventure qu'une épreuve, mais c'est aussi un moment puissant de partage avec les victimes et leurs familles dont nous avons imaginé l'effroi et la douleur, sans jamais en faire la terrifiante expérience. Or, c'est précisément ce qu'accomplit le film de Denis Villeneuve en nous entraînant sur la scène du crime, au coeur du champ de bataille, dans la violence insensée qui fait rage entre un tueur fou et des jeunes femmes réduites à l'état de cible comme le sont toutes les victimes de guerre.

Polytechnique n'est pas un film pour enfants, que non. Ce n'est pas non plus un film à conseiller aux proches des victimes ni à quiconque a été mêlé de près à cette terrible histoire. Mais c'est un film à voir pour tous les adultes de bonne volonté, capables d'affronter leurs tabous avec courage et lucidité et de regarder l'horreur droit dans les yeux sans sourciller.

Ce film est à voir parce que pour une rare fois dans le cinéma québécois, il ne nous prend pas la main pour nous dire quoi penser. Il nous invite à tirer nos propres conclusions. Ce film est à voir parce qu'il est dédié à la douce mémoire de 14 jeunes femmes mortes dans la fleur de l'âge et qui méritent bien qu'on les pleure, qu'on les honore et qu'on souffre avec elles, pendant un peu plus d'une heure au cinéma.