On vous en parle depuis près d'un an. D'abord présenté en primeur au Festival de Cannes l'an dernier, où je lui aurais volontiers attribué la Palme d'or, Un prophète a ensuite eu droit quelques mois plus tard à un passage éclair au Festival de Toronto. Le remarquable film de Jacques Audiard reste cependant, à ce jour, complètement inédit au Québec, mis hors de portée des festivals de cinéma locaux. Ceux-ci étaient pourtant fins prêts à vendre père, mère, chat, chien et poisson rouge pour avoir l'honneur d'offrir ce titre prestigieux à leur public cinéphile.

Pour toutes sortes de raisons, dont plusieurs sont directement liées à la complexité du système avec lequel les distributeurs québécois doivent maintenant composer (notamment avec leur contrepartie américaine), il aura fallu attendre. Longuement. Pendant ce temps, la rumeur s'est emballée, l'envie des cinéphiles (ou leur frustration, c'est selon) s'est accentuée. C'est un risque. Un effet de ressac peut se produire si jamais, aux yeux du public, l'oeuvre n'était pas vraiment à la hauteur de l'enthousiasme critique qu'elle a déjà suscité.

À vrai dire, ce cas de figure survient surtout quand des productions indépendantes se retrouvent tout à coup propulsées à l'avant-scène. Ou alors, quand des films d'auteur plus pointus génèrent plus de gazouillis qu'à l'accoutumée. J'ai souvent entendu un commentaire du genre «c'est juste ça?» lorsque des longs métrages comme Lost in Translation ou Up in the Air figurent soudainement parmi nos incontournables. Et je ne parle même pas de ces films qui, même des mois, sinon des années après leur carrière en salle, me valent encore des courriels fielleux: La graine et le mulet, Caché, et Continental, un film sans fusil figurent au sommet de ce palmarès de l'incompréhension mutuelle.

Un prophète prenant enfin l'affiche aujourd'hui, je sais que vos attentes sont énormes. J'ai pourtant confiance cette fois. L'enthousiasme de la critique devrait en principe être largement partagé. Honnêtement, je vois mal comment on pourrait rester de glace devant un film aussi puissant, aussi captivant. Un coup de maître, tant sur le plan de la forme que du fond.

Par ailleurs, il sera aussi intéressant d'observer la stratégie d'arrimage au distributeur américain. Face à laquelle les distributeurs québécois n'ont plus beaucoup de marge de manoeuvre. Pour une fois, les astres semblent bien alignés. Un prophète est en effet en lice pour l'Oscar du meilleur film en langue étrangère (les Academy Awards seront remis le 7 mars) et il domine la course aux Césars du cinéma français avec 13 nominations. On voit mal comment il pourrait être écarté du palmarès annoncé demain.

La bataille de TV5

Puisqu'il en est question, rappelons que TV5 Québec-Canada a annoncé mardi - à quatre jours de l'événement - la diffusion sur ses ondes de la 35e cérémonie des Césars demain. Notez bien l'heure: 16 h 30. Chaque année, les négociations entre Canal Plus, le diffuseur français, et TV5 Monde se font plus ardues, d'où ces ententes tardives. Il y a deux ans, la chaîne francophone internationale avait même baissé les bras. La soirée des Césars n'avait pas été vue du tout au Québec. L'an dernier, le facteur «Marc-André Grondin» ayant sûrement pesé dans la balance, la célébration des artisans du cinéma français s'était de nouveau rendue jusqu'à nous. Réjouissons-nous, une nouvelle entente de dernière minute est intervenue (facteur «Xavier Dolan» peut-être?). Canal Plus aurait toutefois ajouté une clause très étrange dans le contrat liant les deux parties. Le diffuseur français exigerait que la soirée des Césars soit présentée en différé sur les ondes de TV5. C'est dire qu'à une époque où la moindre info est relayée à la demi-seconde près sur tous les réseaux sociaux existant sur la planète, les téléspectateurs québécois, s'ils choisissent de se retirer du monde pour l'occasion, apprendront les résultats avec 90 minutes de retard. C'est mieux que rien, direz-vous. Et vous aurez bien raison. Mais il est difficile de comprendre pourquoi Canal Plus fait autant de chichis pour un événement qui, avouons-le, n'attire chez nous qu'une poignée d'irréductibles.

Si le triomphe d'Un prophète est plus que probable demain, on ne donne en revanche pas beaucoup de chance à J'ai tué ma mère, en lice dans la catégorie du meilleur film étranger. Les six autres concurrents? Avatar, Gran Torino, Le ruban blanc, Slumdog Millionaire, Milk et Panique au village. Euh... ouais.

Alice au pays de l'entente

On savait bien qu'un règlement surviendrait d'une façon ou d'une autre. Une entente a été conclue entre Disney et l'une des plus grandes chaînes de cinéma en Europe. Jusqu'à hier, Odéon menaçait de retirer Alice in Wonderland de ses salles en Grande-Bretagne en guise de représailles contre le grand studio américain. Les exploitants voyaient d'un très mauvais oeil la volonté du géant hollywoodien de sortir le film de Tim Burton en DVD 12 semaines à peine après sa sortie en salle (plutôt que 17 selon la règle habituelle). Les termes de cet accord n'ont pas été précisés, mais Alice in Wonderland prendra l'affiche le 5 mars comme prévu.

À mon sens, ce petit incident illustre à quel point le monde de la diffusion des films est en train de se transformer de façon spectaculaire. Il faut croire que dans l'esprit des bonzes des grands studios, le marché du cinéma en salle et celui du DVD (ou de tout autre support) forment désormais deux entités étanches et imperméables attirant des publics bien distincts. Je ne suis pas convaincu que nous en soyons encore rendus là. Du moins, j'ose l'espérer.