En 30 ans, j'ai vu la cérémonie des prix Génie passer du statut enviable d'Oscars du nord à celui, plus discutable, de parenthèse cinématographique sans conséquence.

Lancée dans la case la plus prestigieuse du dimanche soir sur les ondes de la CBC, la cérémonie a progressivement perdu ses galons, son temps d'antenne et même son diffuseur. Lundi soir, pour leur 30e anniversaire, les prix Génie n'étaient plus qu'une cérémonie expéditive d'à peine une heure, diffusée à moitié en cachette sur le web et sur IFC, une chaîne câblée appartenant à des intérêts américains.

Conçus pour stimuler le rayonnement du cinéma canadien de langue anglaise chez lui, ces prix auront plus souvent qu'à leur tour récompensé le talent québécois de langue française comme ce fut encore le cas lundi soir avec la victoire écrasante (et méritée) du film Polytechnique de Denis Villeneuve. Confrontés au déclin d'un cinéma canadien qui n'a jamais réussi à s'épanouir comme son pendant québécois, nos amis du ROC ont de bonnes raisons de s'interroger sur la pertinence et la pérennité des prix Genie.

Faut-il pour autant transformer la course en événement unilingue anglophone? Faut-il désormais fermer la porte aux inscriptions de langue française afin qu'elles cessent de faire concurrence aux oeuvres anglophones et de diluer leur impact sur le marché? C'est en tout cas ce que souhaite Hussain Amarshi, le PDG de Mongrel Media, l'un des plus importants distributeurs de films au Canada et le distributeur exclusif des films sous bannière Sony.

«La politique n'a rien à voir dans l'histoire. C'est une opinion d'ordre pratique, a-t-il plaidé au téléphone au lendemain des Génie où son film Nurse. Fighter. Boy n'a remporté que le prix de la meilleure chanson originale malgré ses 10 nominations.

«Il y a 12 ans, Roger Frappier a reconnu la réalité et décidé de créer les prix Jutra au Québec, a-t-il poursuivi. De la même manière, nous du Canada anglais devrions reconnaître la réalité qui est la nôtre et tout mettre en oeuvre pour sauver notre cinéma. Alors que le cinéma québécois est en plein essor et se débrouille à merveille au box-office, notre cinéma est de plus en plus menacé par le géant américain qui siphonne nos meilleurs talents et par des médias canadiens qui n'en ont que pour le star system américain.»

Hussain Amarshi n'est pas un fanatique. Il n'entend pas se lancer dans une croisade frénétique à la grandeur du ROC. Il espère seulement que son idée fera son chemin parmi la communauté cinématographique canadienne. Il affirme d'ailleurs que lundi soir, à l'issue de la cérémonie, plusieurs gens du milieu sont venus lui souffler à l'oreille qu'ils étaient d'accord avec lui. Parions qu'il n'y avait aucun Québécois parmi ceux-là. Ou alors s'ils étaient du Québec, il ne s'agissait pas de Rémy Girard ni de Patrick Roy d'Alliance Films.

En montant sur la scène pour aller cueillir la Bobine d'or pour De père en flic, l'acteur et le distributeur ont en effet répété leur bonheur de recevoir un tel honneur à Toronto avant d'insister sur l'importance de voir des films québécois distribués à l'échelle du Canada. Dans un élan d'euphorie, Rémy Girard s'est même écrié: «Je souhaite qu'il y ait encore beaucoup de films québécois qui gagnent des «golden réel, hère in Canada». Vive le cinéma canadien!»

Pourtant, s'il y a un constat qui s'est imposé au cours des 30 dernières années, c'est que non seulement un prix Génie, ça ne change pas le monde, mais ça n'aide pas la carrière d'un film, ni économiquement ni au plan du marketing.

Malgré cela, les producteurs québécois continuent d'inscrire leurs films aux Génie et tous les Québécois qui reçoivent une nomination s'empressent de prendre l'avion pour Toronto. Pourquoi? Pour le plaisir et le baume qu'une nomination fait à l'ego. Mais aussi parce que cette reconnaissance a l'avantage de venir d'ailleurs que chez soi. Une caution extérieure, qu'elle vienne de Namur ou de Toronto, a toujours un poids spécial et un vernis supplémentaire.

Bref, je comprends les Québécois de vouloir aller briller à Toronto. Inversement, je comprends leurs amis du ROC d'en avoir marre de tenir un gala qui plus souvent qu'à son tour célèbre le cinéma du voisin et laisse ses propres films sur le carreau.

En même temps, et cela, Hussain Amarshi le sait pertinemment: ce n'est pas parce que le cinéma québécois ne serait plus admissible à la course des Génie que le cinéma canadien serait meilleur. Il y a de fortes chances que la disparition de la concurrence favorise la complaisance plutôt que l'excellence du cinéma canadien.

Aussi, avant de fermer complètement la porte au cinéma québécois, Amarshi et ses amis auraient-ils intérêt à réfléchir à la drôle de solution qu'ils prônent. Pour les inspirer, je leur offre cet adage d'un économiste français du XIXe siècle. «Détruire la concurrence, écrivait Frédéric Bastiat, c'est tuer l'intelligence». À quoi j'ajouterais: c'est en se mesurant à mieux que soi qu'on s'améliore. Pas le contraire.