À un mois de la 13e Soirée des Jutra, les jeux sont déjà faits. Nul n'est besoin d'être fin devin pour savoir qu'à moins d'un improbable désalignement de planètes, Incendies sortira grand vainqueur de la fête du cinéma québécois. Le seul suspense réside maintenant dans la qualité du spectacle offert aux téléspectateurs lors de la cérémonie du 13 mars.

Historiquement, le «plus mal-aimé des galas» s'est retrouvé dans l'eau chaude plus d'une fois. Il y a deux ans, celui animé par Karine Vanasse avait été torpillé par la critique. Même chose pour celui mené par Patrice L'Écuyer l'an dernier. Cinq cent soixante-quatre mille téléspectateurs avaient suivi la soirée en 2009 (Star Académie faisait alors écran); 954 000 en 2010. Une bonne cote dans les circonstances, due en partie à la faible concurrence d'une joute de hockey mettant aux prises deux équipes d'une ligue de garage. Les Jutra n'attirent toutefois pas autant de téléspectateurs que les autres grands galas québécois. Ni autant que Tout le monde en parle.

Outre «l'absence d'amour» des professionnels du cinéma (dixit Normand Brathwaite), plusieurs observateurs sont instinctivement portés à jeter d'abord le blâme sur cette «maudite tendance» qu'ont les Jutra à porter aux nues des films «que personne n'a vu». Et oublient du coup le mandat principal de l'événement: célébrer l'excellence.

Ceux qui connaissent déjà les productions en lice, peu nombreux, suivront forcément le déroulement de la soirée avec beaucoup plus d'intérêt que les autres. Les Masques, fête du milieu théâtral, ont fait face au même problème avant de mourir de leur belle mort. Tel est sans doute le karma des disciplines artistiques dont les oeuvres ne bénéficient pas d'un rayonnement aussi populaire.

Au soir du gala de l'ADISQ, point n'est besoin d'avoir acheté l'album de Marie-Mai pour connaître l'artiste ou comprendre que sa pop mâtinée d'accents rock tourne à plein régime sur les ondes radio. Même chose au soir du gala des Olivier. Omniprésents dans le paysage médiatique, les humoristes se font connaître et apprécier du plus grand nombre sans avoir obligatoirement attiré tous ces gens dans leurs salles de spectacle. Quant aux galas célébrant les artisans de la télé, ben là...

On ne peut malheureusement pas reproduire le même schéma avec le cinéma. Même si je sais qui est Denis Villeneuve, que j'ai lu d'innombrables articles sur son film, et qu'on claironne partout qu'Incendies est parti pour la gloire, je ne pourrai jamais savoir vraiment de quel bois se chauffe son film tant que je ne l'aurai pas vu.

Quand Roger Frappier et Michel Coulombe ont conçu le gala des Jutra en 1998, le contexte était bien différent. On voulait alors offrir une vitrine aux films d'ici; donner le goût aux gens d'aller voir aussi les productions locales. À cette époque, où les parts de marché de notre cinématographie nationale atteignaient à peine 4%, les Jutra pouvaient carrément relancer la carrière d'un film en salle. Aujourd'hui, l'impact n'est plus du tout le même; la plupart des oeuvres primées étant déjà disponibles en DVD.

Le pari du gala «grand public» - avec l'obligation d'obtenir des cotes d'écoute conséquentes - apparaît pour le moins difficile à tenir, surtout à la lumière des statistiques dévoilées par l'Observatoire de la culture et des communications du Québec. L'organisme compile en effet le nombre d'entrées qu'obtient chaque film, plutôt que les recettes en dollars. Il s'agit là, à mon avis, d'un portrait plus honnête, qui reflète la réalité de façon beaucoup plus juste.

Incendies a jusqu'à maintenant attiré dans les salles 310 146 spectateurs, un score remarquable. Les quatre autres finalistes dans la catégorie du Jutra du meilleur film? Les amours imaginaires: 64 678; 101/2: 35 762; Curling: 4363; Les signes vitaux: 2277. Oui, ces chiffres frappent l'imagination. Surtout pour les deux derniers titres. Dites-vous toutefois que même si tous les spectateurs de Piché: entre ciel et terre, gagnant du Billet d'or, se rivaient devant le petit écran pour regarder la Soirée des Jutra, on ne compterait encore que 451 714 fidèles au poste. Qu'on parvienne à attirer deux fois plus de spectateurs tient quasiment du miracle.

Le duo que formeront Sylvie Moreau et Yves Pelletier à l'animation se révèle en tout cas prometteur. On leur souhaite d'emprunter la philosophie de James Franco. La star de 127 Hours, qui coanimera la soirée des Oscars avec Anne Hathaway, a refusé de se mettre une pression indue sur les épaules en déclarant cette semaine que si jamais il était à la barre du pire show de l'histoire des Academy Awards, ce ne serait finalement pas très grave. «Ça n'est qu'une soirée, pourquoi m'en ferais-je?» a-t-il demandé. C'est vrai que vu de même...

Les oubliés

Dix-huit professionnels faisaient partie du jury chargé d'établir les nominations pour les Jutra. La liste est cohérente même si l'on retrouve quelques nominations surprenantes. Il est quand même dommage que certains films méritoires soient peu représentés (À l'origine d'un cri, Trois temps après la mort d'Anna) ou carrément absents (Journal d'un coopérant). Compte tenu de la qualité générale du cru 2010, on se doutait bien que ça se bousculerait un peu cette année, mais on avait du mal à croire que des productions, disons, plus «ordinaires» (Cabotins, Reste avec moi), seraient aussi invitées à jouer du coude.