La première fois que je l'ai vue au cinéma, c'était dans L'insoutenable légèreté de l'être de Philip Kaufman, d'après le roman de Kundera. J'avais 15 ans. Elle en avait 10 de plus. Ce fut le coup de foudre instantané.

Ses yeux rieurs, pétillants d'intelligence, sa peau diaphane, son grand sourire timide, sa manière d'incliner la tête, une mèche de cheveux dans le visage. Sa façon toute subtile de serrer les lèvres en baissant le regard tandis que ses joues s'empourprent. Je l'ai trouvée irrésistible.

La première fois que je l'ai vue en personne, c'était au Festival de Cannes, en 2000, pour Code inconnu de Michael Haneke. Je l'ai photographiée avec mon appareil jetable. C'est la seule photo, floue, que je conserve d'un artiste.

Juliette Binoche est la plus grande actrice française de sa génération. Elle est, à mon sens, la plus grande actrice de sa génération tout court, toutes nationalités confondues. Pas parce qu'elle est belle comme le jour. Parce qu'elle est capable de défendre avec brio un scénario, en français comme en anglais, en passant sans effort du rire aux larmes, avec toujours cette vérité, cette justesse, cette retenue, cette grâce, cette élégance, cette subtilité dans l'intonation, le regard et la gestuelle.

Je l'ai aimée, aveugle, dans Les amants du Pont-Neuf de Leos Carax; en veuve et mère déchirée par la perte d'une enfant dans Bleu de Krzysztof Kieslowski; en femme troublée par les menaces faites à son mari dans Caché de Michael Haneke; même en chocolatière chez Lasse Halström et en infirmière militaire canadienne dans The English Patient d'Anthony Minghella (qui lui a valu l'Oscar du meilleur second rôle).

Je l'ai aimée chez Téchiné et chez Rappeneau, chez Klapisch et chez Leconte, chez Diane Kurys et chez Danièle Thompson. Mais elle n'a jamais été plus sublime, plus sensuelle, plus entière et mystérieuse que dans le regard d'Abbas Kiarostami. Dans Copie conforme, film de faux-semblants, étrangement séduisant, sur le couple, réel ou fantasmé, Juliette Binoche fait la fabuleuse démonstration de l'étendue de son registre et du spectre de son jeu.

Elle est éblouissante, en gros plan, avec ou sans maquillage, jouant tour à tour l'admiratrice récalcitrante, l'enjôleuse machiavélique, l'amoureuse transie et la jalouse irraisonnable. Est-ce un vrai couple qu'elle forme avec James, cet intellectuel anglais, dandy séducteur à la chevelure d'argent, qui vient d'écrire un livre sur l'original et la copie dans l'art? Le mystère et le non-dit font toute la force du film de Kiarostami (Le goût de la cerise, Ten).

Copie conforme, à l'affiche depuis hier, est une oeuvre fascinante et énigmatique sur un homme et une femme, en Toscane. Sur leurs espoirs et leurs déceptions, leurs vérités et leurs mensonges, leur égoïsme et leur don de soi. Un tango de séduction et d'accès de colère, d'apitoiement et de nostalgie, de désespoir et de mélancolie, sur une toile de fond dont on ne peut valider l'authenticité.

Ce premier film «européen» d'Abbas Kiarostami a été écrit sur mesure pour Juliette Binoche. On ne s'en étonne pas le moindrement. C'est une partition d'une grande finesse, qui laisse toute la place au jeu de l'actrice, et à sa compréhension d'un personnage fragile teinté d'indignation, dépassé par les événements. Aux parts d'ombre de cette femme au mitan de la vie, d'une force sourde, au regard trouble laissant deviner un caractère affirmé, qui se remémore des temps plus heureux. Ceux des élans du désir.

C'est une magistrale performance d'actrice, qui a valu à Juliette Binoche le prix d'interprétation féminine au dernier Festival de Cannes. Elle est d'ailleurs la première comédienne à avoir remporté «le triplé» des grands honneurs des trois plus importants festivals de films du monde: Cannes, Venise et Berlin. Et elle n'a que 47 ans.

Son talent, immense, est incontestable. Ce qui n'empêche pas certains de la jalouser ou de la mépriser. Dans une entrevue au magazine autrichien Profil, dans la foulée de son prix à Cannes, Gérard Depardieu s'en est pris violemment à «La Binoche». «Dites-moi quel est le secret de Juliette Binoche, a-t-il déclaré. Je me demande pourquoi elle est si respectée depuis tant d'années. Elle n'a rien! Rien du tout! (...) Elle n'est personne! Isabelle Adjani, elle, est géniale, même si elle est complètement perdue. Ou bien Fanny Ardant: elle est grandiose, extrêmement impressionnante. Mais Binoche? Qu'a-t-elle jamais eu pour elle?»

Par où commencer? Mononcle Gérard, qui aime faire le coq, dit souvent n'importe quoi. Même quand il n'a pas trop bu. Sa question bête ne mérite pas une longue réponse. Celle-ci seulement: Juliette Binoche est unique, dans un monde de pâles imitations.