Martin Scorsese, Frank Darabont, Olivier Assayas, Barry Levinson, Todd Haynes, Neil Jordan. Des noms pour lesquels les organisateurs de grands festivals de cinéma ne reculeraient probablement devant aucune bassesse s'ils estimaient avoir la moindre chance de pouvoir inscrire ces pointures dans leur programmation. Mais voilà. Tous ces grands cinéastes ont récemment préféré aller voir ailleurs en émigrant vers ce qu'on appelle désormais faussement le «petit» écran. Et entraînent souvent dans leur sillage les meilleurs artisans, les meilleurs acteurs.

La chaîne spécialisée HBO propose en outre depuis dimanche Mildred Pierce, une minisérie de cinq épisodes écrite et réalisée par Todd Haynes, un cinéaste très apprécié des cinéphiles, notamment grâce à de remarquables films comme Safe, Far from Heaven et I'm Not There. Dans cette adaptation du roman de James M. Cain, déjà porté à l'écran par Michael Curtiz en 1945, Kate Winslet incarne avec brio une femme qui, après avoir été délaissée par son mari, doit reconstruire sa vie auprès de ses deux enfants dans l'Amérique des années de crise. Superbe mélodrame, soigné dans ses moindres aspects, magnifié de surcroît par une interprétation vibrante de la vedette de The Reader, à qui des acteurs de la trempe de Melissa Leo, Guy Pearce, Hope Davis et Evan Rachel Wood donnent la réplique.

Ce dimanche, au tour de The Borgias de faire son entrée, cette fois sur la chaîne Bravo! Cette série, dont la vedette est Jeremy Irons (et aussi François Arnaud) est coécrite par Neil Jordan (The Crying Game, The End of the Affair), qui, excusez du peu, signe aussi la réalisation de quelques épisodes.

Alors qu'il n'y a pas si longtemps, un réalisateur faisait souvent ses classes à la télévision avant de passer au grand écran, nous assistons aujourd'hui, inversement, à une émigration de cinéastes réputés. Bien que le phénomène ne soit en rien nouveau (Hitchcock avait exploité les vertus de la télé dans les années 50 et Spielberg en fait de même depuis les années 80), il révèle néanmoins la profonde mutation du monde du cinéma.

Les grands studios hollywoodiens ayant clairement orienté toute leur production - à quelques exceptions près - vers un jeune public friand d'effets spéciaux ou de comédies consensuelles, les projets un peu plus consistants doivent désormais trouver leur niche ailleurs. Le cinéma «indépendant» demeure évidemment toujours une option de choix pour les auteurs, notamment en ce qui a trait aux oeuvres plus «intimistes», mais les chaînes spécialisées comme HBO, Showtime, AMC, TNT, et bien d'autres peuvent se permettre des budgets beaucoup plus conséquents. Et enviables.

Sur une chaîne comme HBO (ou Canal Plus en France), les contraintes narratives télévisuelles, imposées par les pauses publicitaires, n'existent plus. Barry Levinson n'avait pas tourné depuis des lustres un film aussi solide que You Don't Know Jack. Al Pacino, pour qui le cinéma ne s'est pas fait très accueillant ces dernières années, a même obtenu un Emmy pour sa performance dans le rôle du «docteur de la mort» Jack Kevorkian.

Grâce à des moyens auxquels il n'aurait jamais eu accès en réalisant un «simple» film, Olivier Assayas s'est lancé dans le pari fou de Carlos avec le succès que l'on sait. Frank Darabont et ses zombies ont créé l'événement avec la série The Walking Dead. Et Martin Scorsese, aussi producteur délégué, a réalisé l'émission pilote de la série The Boardwalk Empire.

Pour un cinéaste, les frontières déjà poreuses entre le cinéma et la télévision n'existent plus. Avec l'équipement technique dont disposent désormais les spectateurs (écrans larges, HD, cinéma maison), l'époque où, comme l'affirmait Godard, il fallait «regarder vers le bas pour la télé et vers le haut pour le cinéma» est bel et bien révolue. Seule différence notoire, comme l'affirmait récemment le réalisateur de Jane Eyre Cary Joji Fukunaga, est la qualité d'attention.

«Qu'un spectateur voie mon film sur un grand ou un petit écran m'importe peu, a-t-il déclaré au cours d'une entrevue. Toutefois, la salle de cinéma constitue l'unique endroit où l'on peut vraiment se retirer et consacrer toute son attention vers une oeuvre. Quand on regarde un film chez soi, ou pire, quand on le regarde sur un écran d'ordinateur, on reste continuellement branché sur le monde extérieur quand même. Est-ce bien souhaitable?»

Du petit au grand

Si la télé est en train d'aspirer les meilleurs éléments du cinéma, le cinéma, en revanche, ne s'est jamais gêné pour recycler des séries télé. Même si les adaptations cinématographiques de cette nature sont rarement concluantes, l'industrie persiste et signe. Quitte à entacher parfois l'excellent souvenir que certaines d'entre elles nous ont laissé. À cet égard, le fond du baril a été atteint l'an dernier avec Sex and the City 2, tellement mauvais qu'on ne peut désormais plus revoir l'excellente série originale sans extirper de notre mémoire ce déplorable faux pas.

Le cinéma étant toujours affublé d'une aura de prestige, il semble bien que l'élaboration d'un film, surtout dans les cas de séries plus récentes, constitue une forme de consécration.

Au Québec, où les institutions se tournent désormais clairement vers des projets formatés pour attirer un large public, les quelques rares tentatives en ce sens (Grande Ourse, Lance et compte) ont pourtant illustré une chose: le nombre de spectateurs qu'attirent ces productions dans les salles n'est en rien comparable à celui qu'elles atteignent via le petit écran. Si la plupart des spectateurs potentiels rattrapent le film plus tard en DVD, à la télé à la carte ou sous une autre forme, n'est-ce pas là, finalement, un retour à la case départ? Au moment où l'adaptation cinématographique d'Omertà s'apprête à entrer dans sa phase de tournage, la question de la pertinence mérite-t-elle encore d'être posée? On jase.