«Ç'a été la fin pour moi. Il a fallu sortir de la cuisine pis aller dans le loft!» En compagnie d'Anne-Claire Poirier, Paule Baillargeon discute de son expérience de créatrice devant la caméra de Denys Desjardins. Elle raconte notamment les difficultés rencontrées à la fin des années 70, plus précisément au moment de l'élaboration de La cuisine rouge, un film contestataire (coréalisé avec Frédérique Collin) dans lequel des femmes refusent leur rôle attendu dans une société dominée par les hommes. L'ONF ayant rejeté le scénario à l'époque, le brûlot a quand même pu être tourné, grâce, en partie, aux sommes recueillies lors d'une soirée-bénéfice. «Ce film, c'était ma vie, insiste la réalisatrice. Et je savais que les années 80 s'en venaient. Je les voyais venir comme un grand chapeau noir sur le feu. Pis c'est ce qui est arrivé!»

On trouve plusieurs témoignages du genre dans La vie privée du cinéma, un documentaire ambitieux, présenté en deux parties, dans lequel Denys Desjardins, en historien du cinéma, retrace l'histoire du financement du cinéma québécois. Une cinquantaine d'intervenants sont mis à contribution, parmi lesquels plusieurs pionniers. Produit sans le soutien des institutions, le diptyque se révèle évidemment plus élaboré sur le plan du propos que de la forme. Desjardins ne montre en effet que des gens qui parlent devant une caméra. Aucun extrait de film, aucun «emballage». Que des fondus au noir révélant l'identité de la personne filmée. C'est tout. Et c'est passionnant.

Pour peu que le sujet nous intéresse, le film revêt en effet un caractère très pertinent, surtout à une époque où l'on s'interroge beaucoup sur l'orientation que devrait prendre notre «industrie» du cinéma.

«Comme j'enseigne aussi, je trouvais important que l'histoire de notre industrie soit racontée par ceux-là mêmes qui l'ont écrite, me racontait cette semaine le cinéaste. Or, il se trouve que certains de ces anciens artisans sont maintenant très âgés. Il m'importait de recueillir leurs témoignages avant qu'il ne soit trop tard. C'est ce que j'ai fait au cours des cinq dernières années.»

La première partie est consacrée aux quatre premières décennies du cinéma d'ici (1939-1979); la seconde, aux trois dernières (1980-2010). Ce segment, plus technique, a le mérite de nous exposer aux réalités d'aujourd'hui alors que, comme le disent les deux réalisatrices à la toute fin du premier acte, «l'économie a pris le pas sur l'imagination». Desjardins donne ainsi la parole aux créateurs, mais aussi aux administrateurs et aux politiciens qui ont mis sur pied les institutions publiques (SODEC et Téléfilm Canada) et en ont défini les orientations. Des remises en question s'imposent, parfois même formulées par les artisans de la première heure.

«Le programme des enveloppes à la performance, en place depuis maintenant 10 ans, profite à environ 5 sociétés de production, fait valoir Desjardins. Même ceux qui ont mis ce programme au point constatent aujourd'hui les effets plus néfastes!»

Les vétérans parlent sans langue de bois «parce qu'ils n'ont plus rien à perdre». Claude Fournier révélera notamment n'avoir pas reçu un seul sou depuis 20 ans pour Deux femmes en or, un film dont il est pourtant le scénariste, le producteur, le réalisateur, et qui passe encore à la télé. «Le cinéma est une industrie de voleurs en cravate!», dit-il. Dans les années 80, René Malo s'est par ailleurs battu en vain pour réclamer une nouvelle loi sur la distribution. Qui instaurerait notamment un système de redevances sur les billets vendus (selon le modèle français), tout en s'affranchissant du marché intérieur américain. Peine perdue.

Mais au-delà des anecdotes, La vie privée du cinéma met surtout en relief la mise en place d'un système où les créateurs sont de plus en plus marginalisés au profit de gestionnaires. L'effet est d'autant plus pernicieux que ce système favorise maintenant une compétition entre quatre générations de cinéastes, toujours plus nombreux à se partager la même assiette. Faut-il augmenter les budgets? Partager les mêmes sommes de façon plus équitable? L'industrie étant passée par de nombreuses crises de croissance, il devient bien difficile d'imaginer aujourd'hui le système parfait. Le fait est qu'en ce pays, le rêve d'une industrie du cinéma «profitable» est impossible. Ne vaudrait-il pas mieux alors miser sur la création?

La deuxième partie de La vie privée du cinéma est présentée lundi à 19h au Cinéma ONF, rue Saint-Denis. L'entrée est libre.

Les recommandations de Malick

Tel un Don Quichotte se battant contre ses moulins à vent, le cinéaste Terrence Malick a pris la peine d'envoyer une note aux projectionnistes nord-américains, dans laquelle il y va de quatre recommandations techniques. On l'applaudit. Même s'il a mis des années d'efforts dans la création de The Tree of Life, même s'il en a peaufiné les moindres détails, le sort de son film repose quand même entre les mains de celui qui, tout au bout de la chaîne, réglera le projecteur. Point n'est besoin de fréquenter quotidiennement le circuit des complexes multisalles pour se rendre compte à quel point la qualité des projections s'est détériorée au fil des ans. Image mal cadrée ou sautillante, luminosité déficiente, mauvais ratio, etc. À cause de l'automatisation, le tir devient parfois bien difficile à corriger en cours de route. D'autant que le spectateur qui prendra l'initiative de tenter d'avertir quelqu'un manquera non seulement quelques scènes du film, mais il se heurtera aussi bien souvent à des préposés fantômes.

Au Québec, le film lauréat de la Palme d'or du Festival de Cannes prend l'affiche vendredi prochain. Une semaine plus tard, le 24 juin, on pourra voir The Tree of Life en version originale avec sous-titres français sur l'écran de la salle Fellini de l'eXcentris, rouverte pour l'occasion. La qualité des projections dans le vénéré complexe du boulevard Saint-Laurent étant habituellement irréprochable, mieux vaut peut-être alors aiguiser sa patience. Terrence Malick vous en saura gré. J'en suis convaincu.