Depuis une quinzaine d'années, c'est toujours pareil. Dès que la direction du Festival de Toronto divulgue sa longue - et très impressionnante - liste de vedettes attendues, les médias montréalais ont carrément tendance à y déceler une attaque personnelle. Et s'offusquent presque de voir tous ces avions privés remplis de pointures cinématographiques passer au-dessus de nos têtes pour aboutir dans la Ville reine, rivale d'entre toutes. Chaque année, on crache inévitablement de gros titres en opposant le TIFF et le FFM comme s'il s'agissait d'un match de série sans lendemain entre les Leafs et le Canadien. L'ennui, c'est que les deux équipes ne jouent pas dans la même ligue. Un peu comme si, au soccer, le FC Barcelone se mesurait à l'Impact de Montréal. Pas du tout le même calibre.

Comprenons-nous bien. Il ne s'agit pas d'affirmer ici que le FFM n'a aucune vertu, mais bien de regarder la réalité en face. Qu'on le veuille ou non, qu'on soit d'accord ou pas, le TIFF, qui se déroule presque tout de suite après le FFM (à 500 kilomètres à peine de chez nous!), est le deuxième festival de cinéma le plus important du monde; le premier aux yeux de plusieurs intervenants américains. Et ce, depuis longtemps. Au fil des ans, les grands studios ont constaté qu'il était profitable pour eux de lancer les nouveaux poulains de la prochaine saison dans le cadre du Festival de Toronto. Leur présence au TIFF a ainsi eu un extraordinaire effet d'entraînement sur les professionnels du monde entier. Qui convergent tous vers la capitale ontarienne dans l'espoir de percer le marché nord-américain. Ainsi, quand ceux qu'on appelle les «gens de l'industrie» regardent le calendrier de l'année, ils «bloquent» en priorité les dates du TIFF dans leur agenda. Parce que le rendez-vous est incontournable.

Le cas du film The Artist illustre d'ailleurs très bien cet état de fait. Le FFM avait raison de s'enorgueillir d'avoir pu obtenir la première nord-américaine du remarquable film de Michel Hazanavicius. D'autant que les coups de ce genre sont de plus en plus rares. Or, cette présentation montréalaise s'est déroulée sans la présence des artisans du film. Qui seront évidemment de service à Toronto. Pourquoi? Parce que Jean Dujardin pourra alors rencontrer en deux jours tous les journalistes de la presse nord-américaine et internationale. De cette façon, une importante couverture médiatique est déjà assurée pour la sortie en salle au mois de novembre. Il en est ainsi de pratiquement tous les films de la programmation torontoise. La présence des vedettes au TIFF relève avant tout d'un intérêt professionnel. On vient à Montréal quand son emploi du temps le permet; on va à Toronto parce qu'il faut y aller. Mademoiselle Deneuve honorera la métropole québécoise de sa présence ce week-end et nous en sommes évidemment ravis. Mais elle se rendra aussi dans la métropole canadienne, comme elle l'a fait l'an dernier avec Potiche, pour accompagner là-bas la présentation du (formidable) film de Christophe Honoré Les bien-aimés.

Cela dit, cette frustration généralisée et récurrente dépasse largement le simple cadre festivalier. Elle atteint des racines beaucoup plus profondes. L'événement serait tenu dans n'importe quelle autre ville en Amérique du Nord que les Montréalais seraient capables d'en reconnaître la très grande valeur. Mais c'est à Toronto «l'anglaise» que ce festival a lieu. Et ça, ça titille son petit Gérald intérieur en pas pour rire. Quoi? Toronto la plate, l'ennuyeuse, la «pas sexy» ? Toronto qui rentre ses trottoirs à 19h et qui, la salope, nous a chipé le titre de métropole dans les années 70? Toronto qui nous nargue avec son fric et ses équipes de ligues professionnelles de baseball et de basketball? Et qui, par-dessus le marché, a donné aux conservateurs leur majorité aux dernières élections fédérales? Eh oui, il s'agit bien de cette ville, aujourd'hui l'une des plus dynamiques d'Amérique.

En plaçant habilement ses billes, le TIFF a même fait en sorte que le FFM se transforme progressivement en festival d'envergure municipale. Le plus ironique dans tout cela, c'est que le TIFF navigue tellement dans une stratosphère différente que ses organisateurs, de cruels individus bien sûr, ne voient même plus ceux du FFM comme des rivaux. Notre orgueil de Montréalais en prend un sacré coup. D'autant plus qu'en principe, la culture, c'est notre affaire. Ne sommes-nous pas reconnus comme de formidables fournisseurs de contenus?

Oui, mais la présence de vedettes à un festival de cinéma est-elle essentielle? demanderez-vous. Bien sûr que non. Sauf que la qualité d'une programmation est forcément tributaire de la présence des meilleurs artisans du septième art. Et à ce petit jeu des comparaisons, le cinéphile torontois ressort largement gagnant.

Deux poids, deux mesures?

Un peu plus tôt cette semaine, une petite discussion a eu lieu sur Twitter à propos des articles «toujours négatifs» que les journalistes montréalais écrivent à propos du FFM. On y relevait aussi les excès contraires de la presse torontoise. Est-il souhaitable que les observateurs perdent tout sens critique pour une simple allégeance géographique? Je ne croirais pas. S'il est vrai que la classe journalistique torontoise affiche une fierté parfois un peu appuyée envers «son» festival, il reste que sur le plan organisationnel et administratif, le TIFF est difficilement attaquable. Et sa programmation donne carrément le vertige. Mais, là comme ailleurs, c'est-à-dire comme dans tous les pays dont la culture n'en est pas une «de référence» pour l'ensemble du monde, la fierté collective passe souvent par le regard d'un «plus gros» que soi.

Au Québec, la moindre ligne écrite dans un média français à propos de l'un des «nôtres» trouve un écho. À Toronto, on court plutôt après la reconnaissance des voisins du Sud. D'une certaine façon, on cherchera toujours à valider sa valeur ou à mesurer son importance à l'aune de cette réalité. C'est comme ça. Bienvenue au Canada.

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