Dans le domaine des sciences, les prix Nobel valent leur pesant d'or, car l'oeuvre des lauréats est objectivement évaluable. En littérature, un domaine immatériel à haute teneur subjective, les jurés peuvent au contraire se permettre toutes les fantaisies, dont celle d'élever Bob Dylan au niveau des Pamuk, des Saramago et des Coetzee, pour ne nommer que trois des récents lauréats.

Nostalgie de vieux hippies baba-cool pour le chanteur qui les emballait au temps de la guerre du Viêtnam ? Désir de se donner un petit vernis branché, en catapultant l'art mineur de la chanson au niveau des plus grandes oeuvres de l'écrit ? En tout cas, ce n'est pas avec ce prix-là que l'Académie du Nobel se fera une réputation parmi les milléniaux !

L'oeuvre marquante de Bob Dylan remonte aux années 60 et 70, et bien qu'il continue de se produire sur scène, son inspiration a décliné au point que ses deux derniers albums sont des réinterprétations des grands succès de... Frank Sinatra !

Il n'y a pas de doute que certains auteurs de chansons sont des poètes dans leur genre (on pense à Brassens, Cohen ou Vigneault). Mais si les frontières entre les arts s'estompent un peu, il ne faut pas tout confondre : une bonne chanson n'est pas un grand roman.

Les textes de Dylan étaient tous destinés à être mis en musique, à moins que la trame musicale n'ait précédé le texte, ce qui est souvent le cas chez les auteurs de chansons.

À la simple lecture, les textes de Dylan sont souvent quelconques, certainement moins intéressants que ceux de Leonard Cohen.

Ils ont besoin de la musique pour acquérir une certaine dimension. La littérature, au contraire, se suffit à elle-même.

Pour s'en convaincre, on n'a qu'à lire les paroles de Blowin' in the Wind ou de Like a Rolling Stone. Ces textes ne sont pas comparables à des poèmes dignes de ce nom, comme l'a bien démontré le critique d'art Russell Smith dans le Globe and Mail du 13 octobre.

Dylan n'a jamais publié de livre, sauf un récit psychédélique tombé dans l'oubli et, en 2005, Chronicles, le premier volume d'une autobiographie qui devait être suivie de deux autres volumes... que l'on attend toujours.

Chronicles, comme plusieurs chansons de Bob Dylan, a donné lieu à des accusations de plagiat, notamment par le journaliste d'enquête David Kinney et le webmagazine Dissident Voice. Les « emprunts », conscients ou non, passaient inaperçus à l'époque de la gloire de Dylan, mais aujourd'hui, les moteurs de recherche sont impitoyables.

Une autre raison qui pourrait expliquer le choix de Dylan relève de l'antiaméricanisme bien connu de l'organisation du Nobel, dont les jurés ignorent systématiquement le pays qui a été, à partir du XXe siècle, le plus fécond de la planète, littérairement parlant (les Britanniques les suivant de près).

Depuis l'attribution du prix de 1993 à Toni Morrison (qui avait le double avantage d'être femme et noire), aucun Américain n'a été distingué. Les candidats les plus évidents (dont Philip Roth, John Updike ou Joyce Carol Oates) ont été écartés au profit d'une cohorte de romancières obscures d'Europe de l'Est et d'Alice Munro, une Canadienne dont les nouvelles sont exquisément ciselées, mais les thèmes, un peu étriqués et répétitifs.

Compte tenu de la richesse de la littérature américaine, il est anormal que les Américains aient été si peu présents dans le palmarès du Nobel depuis Steinbeck, en 1962. Seules exceptions : Saul Bellow (né au Canada) en 1976, Isaac Bashevis Singer (1978), qui écrivait en yiddish sur la vie dans la Pologne d'avant-guerre, et Czeslaw Milosz (dont l'oeuvre est elle aussi située en Pologne).

Or, avec le choix de Dylan, voilà que l'Académie du Nobel daigne honorer un Américain... mais choisit précisément un auteur qui incarne la culture populaire d'il y a 50 ans plutôt que les innombrables écrivains américains qui ont produit des oeuvres majeures jusqu'à tout récemment. C'est une façon de réduire les États-Unis à un producteur de low culture, en ignorant délibérément leur indéniable contribution à la high culture.

Mais faut-il s'en étonner ? Le prix Nobel de la paix a été attribué en 2009 à Barack Obama, qui venait d'être élu et n'avait rien fait de particulier en faveur de la paix, sinon un ou deux beaux discours sans suite aucune. Pourquoi ce prix à Obama, cette année-là ? Parce qu'il n'était pas George W. Bush ? Parce qu'il était Noir ? Cette initiative déraisonnable était en un sens un autre camouflet à l'endroit des États-Unis.

La France a été traitée plus honorablement. On a accordé le Nobel à Modiano, pas au chanteur Renaud.

Cela dit, rien n'empêcherait l'Académie suédoise d'instituer un prix pour la musique populaire (mais alors, pourquoi pas pour la danse ou les arts visuels ?). On pourrait ainsi reconnaître l'extraordinaire apport au patrimoine culturel mondial des grands du soul américain - des negro spirituals au rock en passant par la folk music et le bluegrass.

Mais de grâce, n'éclipsons pas la vraie littérature au profit des arts populaires. C'est un terrible message à envoyer, à l'heure où le livre et avec lui les oeuvres écrites de longue haleine sont balayés au profit du culte de l'instantané.