Je n'ai pas d'atomes crochus avec Lise Payette. Je ne partage guère sa conception guerrière du féminisme, et j'ai souvent été agacée, en la lisant dans Le Devoir, par son esprit partisan.

Cela dit, je trouve injuste qu'elle termine sa carrière de columnist sur un effroyable malentendu. Un malentendu dû non pas à elle-même, mais à l'inculture ou à la précipitation de trop de lecteurs, qui, l'ayant lue de travers, l'ont accusée de confondre homosexualité et pédophilie. J'y reviendrai tout à l'heure.

La semaine dernière, Le Devoir a mis fin à la collaboration de Mme Payette par un bref communiqué qui se terminait ainsi : « Nous tenons à la remercier. » Cette formulation lapidaire, après neuf ans de collaboration continue, a laissé bien des lecteurs perplexes.

Quant à moi, j'en ai déduit que la direction du Devoir manquait de savoir-vivre et d'élégance, mais je connais trop le monde journalistique pour m'en étonner.

La chroniqueuse Sophie Durocher, du Journal de Montréal, veut savoir pourquoi Mme Payette a été remerciée. Est-ce à cause de sa chronique de février sur Claude Jutra ? Si oui, pourquoi avoir attendu si longtemps ? Pourtant, contrairement à ce que Mme Durocher semble croire, Le Devoir n'a aucun compte à rendre quant aux raisons qui ont motivé le départ de Mme Payette. Ce journal est une entreprise privée, et le choix de ses collaborateurs extérieurs est la prérogative absolue de sa direction.

Libre donc au Devoir de se passer des écrits de Mme Payette. Ce qui me désole, c'est que son départ, qui pourrait être dû à toutes sortes de raisons, y compris au besoin de renouveler l'équipe de collaborateurs ou de mettre la pédale douce sur le nationalisme traditionnel, sera interprété comme une sanction pour sa chronique sur Claude Jutra. C'est en tout cas l'interprétation qu'en fait Mme Durocher, et celle qui courra ad vitam aeternam sur les réseaux sociaux.

Le 19 février, au beau milieu de l'émoi provoqué par les allégations de pédophilie contre Claude Jutra, Mme Payette publie une chronique sur le jeune homme qu'elle a connu à 16 ans (pour ensuite le perdre de vue). Je l'ai lue à l'époque et je n'y ai pas vu l'ombre d'une confusion entre homosexualité et pédophilie - une confusion qui aurait été aberrante, et radicalement impossible chez une femme aussi intelligente que Lise Payette.

Pourtant, c'est ce qu'ont cru y voir nombre de lecteurs, dans le climat surexcité de cette semaine-là. Gros scandale, grosse levée de boucliers, accusations de « sénilité » inspirées par l'âgisme le plus débile...

Je viens de relire cette chronique « litigieuse ». Impossible pour un lecteur le moindrement rationnel d'y déceler l'ombre d'une tolérance envers la pédophilie, encore moins un amalgame entre homosexualité et pédophilie.

Mme Payette évoque affectueusement un Claude Jutra de 18 ans. Elle parle des tourments indicibles par lesquels passaient, à cette époque, les jeunes qui, comme Jutra, découvraient leur homosexualité (cela n'a pas totalement changé, hélas, mais c'était 100 fois pire il y a 70 ans.)

Aurait-elle dû dénoncer la pédophilie en long et en large ? S'apitoyer sur le sort des présumées victimes de Jutra ? Peut-être, mais ce n'était pas son sujet. Sa chronique portait sur un autre visage de Claude Jutra, celui d'un jeune homme fragilisé par une société qui stigmatisait l'homosexualité. Le Jutra adulte, aujourd'hui soupçonné d'avoir été pédophile, elle ne l'a pas côtoyé et n'avait donc rien à en dire.

Tout au plus perçoit-on dans sa chronique un malaise devant la vitesse phénoménale avec laquelle Jutra a été « exécuté » par l'opinion publique et les décideurs. C'est un malaise qu'elle n'a d'ailleurs pas été la seule à éprouver. Elle termine en souhaitant sagement que « les morts reposent en paix ».

Par contre, n'avait-elle pas le droit de témoigner de sa très vieille amitié pour le jeune homme « brillant et passionné de cinéma » qu'était le Claude Jutra des années 50 ? Le droit, aussi, de croire en cette chose qui s'appelle la présomption d'innocence ?

Le 26 février, elle s'est excusée d'avoir blessé des lecteurs, a manifesté sa compassion envers les victimes, et allégué à sa défense qu'au moment d'écrire son texte, qui devait être remis le mercredi pour le vendredi, elle n'avait pas toute l'information.

Peine perdue : le même procès d'intention absurde et grossier continue toujours à circuler, occultant injustement une carrière longue, riche et multiforme.