Un triplex dans le Mile End, propriété d'une artiste sans le sou incapable de faire face à ses locataires: un juif hassidique, un Français libertin, un homme à tout faire immigré d'Europe de l'Est (celui-là nous réserve une drôle de surprise), une jeune héritière de Westmount attirée par l'exotisme du Plateau (ou du Mile End, qui s'en rapproche), un père inconsolable qui squatte l'appartement de son fils musicien mort d'une overdose, un avocat verbomoteur de Chicago, une policière hilarante, une agente immobilière surexcitée (ces deux derniers rôles interprétés par l'excellente Catherine Lemieux)...

C'est toute une galerie de personnages savoureux qui défilent dans Triplex Nervosa, une pièce jouissive et astucieuse de Marianne Ackerman mise en scène par Roy Surette au Théâtre Centaur.

«Si vous aimez Montréal, vous aimerez cette pièce!», dit Surette. Son avis va bien au-delà du clip publicitaire. C'est la pure vérité: cette pièce ne pourrait exister en dehors de Montréal. Le microcosme qui s'agite sur la scène est un condensé de cette ville multidimensionnelle unique au monde: le Montréal francophone, anglophone, cosmopolite, multiculturel, hipster et bobo (bourgeois-bohème) qui bouillonne dans les vieux quartiers «gentrifiés» de la métropole.

Avec une grande finesse d'observation et beaucoup d'humour, Marianne Ackerman, journaliste, romancière et dramaturge, décrit son propre quartier (et une petite partie de ses angoisses personnelles de propriétaire).

Marianne a fait en 1980 le parcours inverse de tant d'Anglos, quittant sa campagne natale du sud de l'Ontario pour Montréal. Ici, elle a tout fait, de critique d'art à la Gazette à chargée de cours en théâtre à McGill, en passant par l'animation d'un site web artistique, plusieurs pièces de théâtre et trois romans. C'est une figure incontournable de la scène culturelle anglophone, malheureusement peu connue en milieu francophone, tant les barrières restent étanches entre les deux solitudes officielles.

Combien de Montréalais bilingues, qui vont au théâtre à New York, Londres ou Toronto et qui n'éprouvent aucun problème à voir des films en version originale anglaise partout au monde, sont-ils allés au Centaur, ce théâtre dynamique du Vieux-Montréal logé dans l'édifice historique de la première Bourse de Montréal?

Depuis son ouverture en 1969, on y monte sans interruption du théâtre de qualité. (Un détail que j'aime bien, sa salle principale est bâtie en pente aigüe et assure une bonne vue de la scène à partir de tous les fauteuils... pas de problème si un géant vient s'assoir devant vous!).

Triplex Nervosa, donc, est une affliction nerveuse bien connue de tous les petits propriétaires débordés devant des locataires inamovibles, des hypothèques accablantes et au coût exorbitant des rénovations. Tass elle-même, une violoncelliste qui croyait se refaire financièrement en achetant ce triplex, n'a pas les moyens d'habiter chez elle (elle loue un sous-sol près du Stade)!

L'histoire connaîtra plusieurs rebondissements dont certains sont tordants. Mais on n'est pas dans le gros comique ou le burlesque, ici. Les dialogues sont très fins, et ses personnages, dont elle se moque gentiment, auront tous au final un côté sympathique. Marianne Ackerman n'a pas son pareil pour détecter les tendances sociales et pour dresser des petits tableaux de moeurs très pertinents, auxquels se mêlent des réflexions sur des sujets aussi variés que l'immobilier et l'art, le tout ponctué de la musique de Patrick Watson, cet autre pur produit made in Montreal.

La distribution est à l'image de la métropole. Dans cette pièce en anglais où abondent des répliques en français (et en joual), acteurs francos et anglos se côtoient, tous maîtrisant parfaitement la langue de l'autre, et certains, comme Daniel Brochu dans le rôle du juif hassidique, réalisant des rôles de composition ébouriffants.

Triplex Nervosa sera à l'affiche

jusqu'au 17 mai.