Pourquoi le Québec a-t-il abandonné ses noms historiques pour s'« acronymiser » ? Pourquoi, par exemple, avoir choisi une appellation passe-partout pour notre plus grand hôpital francophone, au lieu d'avoir gardé le nom de l'Hôtel-Dieu, témoin de notre histoire depuis 370 ans ?

Telles sont les questions très pertinentes que posaient, dans une récente lettre à La Presse, deux professeurs des Hautes études commerciales, Brian King et Anne Pezet, qui notent que la prolifération des acronymes est particulièrement dévastatrice au Québec, en raison de sa bureaucratisation extrême.

L'histoire a été effacée par des acronymes inventés par des fonctionnaires férus d'uniformité, au risque de faire perdre à notre société « ses repères profonds ».

Les omniprésents CHU ont occulté le seul mot qui signifie quelque chose pour le commun des mortels. On dit « Je vais à l'hôpital », on ne dit jamais « Je vais au Centre hospitalier ».

Le CHUM est né d'une fusion de trois hôpitaux. Le choc des égos a empêché qu'on conserve le nom de l'institution la plus ancienne, l'Hôtel-Dieu... tout comme les Saguenéens ont sacrifié les beaux noms de Chicoutimi et Jonquière pour aboutir à un compromis insipide et donner à la municipalité fusionnée le nom de Saguenay - un nom qui ne veut plus rien dire, car il désigne à la fois une région, un fleuve et une municipalité.

Pour le futur CHUM, un compromis aurait pu honorer Jeanne Mance, alors titulaire d'un simple pavillon, mais à l'époque, personne n'y a pensé, tant l'idéologie de l'uniformisation était envahissante.

Même McGill, qui aurait pu donner à son hôpital-phare le nom de McGill University Hospital, a succombé à la vague en diluant sa « marque » prestigieuse dans un lourd acronyme qui, en anglais, se prononce « muck » (boue) !

Pourtant, disent nos auteurs (qui, loin d'être de vieux historiens enfouis dans des archives, sont des experts en gestion stratégique et en management), « les bonnes marques sont authentiques parce qu'elles sont historiques. Lors d'une fusion ou même d'une acquisition, les entreprises sages gardent la marque la plus forte. Lorsque la banque Norwest a acquis Wells Fargo, elle a gardé ce nom, une marque historique datant de 1852. »

Pour la même raison, Rio Tinto n'a pas eu la stupidité de laisser tomber le nom d'Alcan en acquérant une entreprise qui s'était fait connaître sous ce nom depuis 1966.

Comme Sainte-Justine à Montréal, l'Hôtel-Dieu de Québec, fondé en 1639, existe toujours sous ce nom. À Toronto, les fusions hospitalières n'ont pas engendré la même dépersonnalisation. Les hôpitaux universitaires ont gardé leurs noms propres (St. Michael's, Princess Margaret, Mount Sinai, Trillium, Sunnybrook, Toronto General, etc).

En France, où la médecine est aussi avancée qu'ici, le monde de la santé est rempli de références historiques : Val de Grâce, Pitié-Salpètrière, Hôtel-Dieu, Cochin, Pasteur, Necker, Descartes, Curie, Pasteur, Lapeyronie (du nom du chirurgien de Louis XV)...

Il ne s'agit pas d'un point de détail. Il y a une idéologie derrière la dépersonnalisation des institutions. En privant les hôpitaux de leur identité propre, ce qu'on dit au public c'est qu'ils sont tous, de même que leur personnel, pareils et interchangeables.

Dans l'ex-URSS, les hôpitaux publics étaient désignés par des numéros. L'acronyme est la version politiquement tolérable de la même philosophie, qui fait des hôpitaux de simples extensions d'un réseau uniforme et dirigé d'en haut.

Le projet de loi 20 du ministre Barrette constitue un immense pas de plus dans la même voie : à l'exception des hôpitaux universitaires, tous les hôpitaux auxquels s'identifiait la population perdront désormais leur identité juridique au profit des mégastructures des CISSS, qui relèveront directement du ministère. Voilà comment on asservit une société à la commodité bureaucratique.