La scène, terrifiante, est racontée par Patrick Martin, correspondant du Globe and Mail au Proche-Orient.

L'action se passe dans la proche banlieue du Caire, à quelques kilomètres à l'ouest des Pyramides, devant un centre des médias où plusieurs grandes entreprises de presse égyptiennes ont leurs locaux.

Depuis une dizaine de jours, des centaines de salafistes - les intégristes les plus radicaux du pays - campent devant le centre. Ils sont là pour intimider les journalistes et les employés des médias, des «infidèles corrompus et biaisés contre l'Islam».

Chaque jour, le même rituel: la foule immole un animal - mouton, chameau ou taureau - censé représenter l'un des présentateurs de la télé qui travaillent sur le site.

L'animal, la face recouverte d'un masque représentant la personnalité honnie, est couché sur le flanc, pendant qu'un boucher lui tranche la gorge. Le sang gicle et coule sur la place, alors que la foule scande le nom de l'impie - l'autre jour, c'était Wael Ibrashri de Dream TV - en hurlant «Allahu Akbar!».

Puis, le cadavre de la bête est exposé sous une bannière réclamant du président Morsi qu'il «purge» les médias.

Bienvenue dans l'hiver arabe.

Un hiver que ne soupçonnaient pas les grands naïfs qui ont cru au printemps arabe. Même ceux qui savaient qu'on ne pouvait confondre les quelques milliers de manifestants de la Place Tahrir avec le pays réel n'avaient pas prévu un hiver aussi mortifère.

On attendait les Frères musulmans, en tentant de se persuader qu'ils étaient plus modérés qu'autrefois. Les Frères sont arrivés en transportant dans leurs bagages les salafistes, qui ont recueilli 26% du vote aux élections législatives... et qui poussent maintenant dans le dos du président Morsi pour qu'il recouvre le pays de la chape de plomb d'un islamisme pur et dur.

En troquant Moubarak contre les islamistes, on sera donc passé de l'autocratie à la théocratie... En quelque sorte du purgatoire à l'enfer, de l'autoritarisme au totalitarisme.

L'armée, contente de s'être débarrassée de la famille Moubarak dont le dauphin lui déplaisait (la fronde de Tahrir lui a servi d'outil pour perpétrer ce putsch non sanglant), regarde de l'autre côté tant que ses énormes intérêts économiques sont préservés.

Les militaires ont fait avec les islamistes le même genre de pacte que de Gaulle avec les communistes au lendemain de la guerre: à moi le pouvoir, à vous la pensée... On sait le joug que la domination du PC a fait peser sur la vie intellectuelle de la France d'après-guerre. Mais il y a une différence de nature entre l'égarement français et la noirceur qui menace l'Égypte.

Le projet de constitution rédigé par les islamistes, sans consultation auprès des coptes (chrétiens), des femmes et des formations laïques, a recueilli jusqu'ici une majorité de 56%... mais le vote reprendra samedi, et le résultat sera une majorité écrasante en faveur du texte.

En effet, on a déjà voté dans la capitale, qui est le centre du mince courant libéral existant en Égypte. Mais il reste à venir les votes de la Haute Égypte et du Delta du Nil, bastions des Frères musulmans...

Le président Morsi a pris de l'avance. Non content de s'approprier des pouvoirs d'exception sur le judiciaire, il a commencé à nommer ses hommes à la tête des journaux et des chaines télévisées, d'où la musique «romantique» (lire occidentale) est désormais bannie. Les universités s'attendent à recevoir le même traitement.

La constitution, dont le langage est dangereusement ambigu, renforcera la prédominance de la charia comme loi fondamentale de la société. Mais ce n'est pas encore assez pour les salafistes.

L'hiver, en Égypte, sera long...