C'était en 1985, quelques mois après la prise du pouvoir de Brian Mulroney. J'avais participé à un colloque à Ottawa où se trouvait aussi l'ancien ministre libéral Gérard Pelletier. Il m'avait gentiment offert de me ramener à Montréal dans sa voiture. Sitôt sur la route, il s'est lancé dans une diatribe contre le nouveau gouvernement conservateur, une diatribe qui allait durer jusqu'à Montréal, et qui m'a stupéfiée par sa charge de hargne.

J'étais d'autant plus médusée que M. Pelletier, qui avait été mon patron à La Presse, m'était toujours apparu comme un modèle de modération et de tolérance. J'ai fini par comprendre que cette surprenante diabolisation du gouvernement Mulroney, un gouvernement pourtant très proche des valeurs libérales, tenait au fait que les libéraux se considéraient comme le «natural governing party of Canada».

À leurs yeux, les conservateurs avaient usurpé un pouvoir qui leur revenait de droit. Le Canada, la vraie nature du Canada, c'était le Parti libéral.

Dans les récentes tirades de Justin Trudeau contre le gouvernement Harper, j'ai cru réentendre la voix de M. Pelletier, qui était, rappelons-le, le meilleur ami de son père.

Les conservateurs de M. Harper sont certes beaucoup plus radicaux que ceux de M. Mulroney, et il est normal que les premiers suscitent beaucoup plus d'opposition, mais il y a des similitudes entre ces deux générations de libéraux qui se prennent encore et toujours pour les seuls titulaires légitimes du pouvoir fédéral.

Tout comme Gérard Pelletier prédisait (à tort) que le gouvernement Mulroney mènerait le pays à sa perte, Justin Trudeau procède à la diabolisation du gouvernement Harper à coup d'exagérations grossières (ainsi, il prévoit l'interdiction de l'avortement et du mariage gai, des dangers inexistants).

En affirmant que les Canadiens qui ont mené le PCC au pouvoir ont perverti «son» Canada au point de lui faire envisager la sécession du Québec comme un moindre mal, Justin Trudeau trahit son mépris pour l'ouest du pays, les régions rurales et les populations modestes de la banlieue ontarienne, là précisément où vivent les gens qui ont mené les conservateurs de Harper au pouvoir.

En même temps, il flatte tous les préjugés courants des Québécois sur les «red necks».

On peut désapprouver nombre d'orientations du gouvernement Harper (c'est mon cas). Mais n'y a-t-il pas une telle chose que l'alternance, et la diversité des opinions et des sensibilités politiques?

Avant de traiter de barbares ceux qui ont applaudi à l'abolition du registre des armes à feu, il faudrait comprendre que cette question était, pour l'Ouest, un marqueur identitaire... tout comme ce l'était, d'ailleurs, dans nombre de régions rurales, y compris au Québec.

Pour ces populations, cette loi réprouvée par les petits bourgeois urbains était une victoire importante et symbolique, une façon d'affirmer leurs propres valeurs, notamment l'exaltation des libertés individuelles face à un État envahissant. Sur cette question d'ailleurs, le NPD, qui représente plusieurs comtés ruraux, a été beaucoup plus réservé que les libéraux.

Ne nous étonnons pas de ce que le PLC soit à toutes fins utiles inexistant à l'ouest de l'Ontario depuis des décennies, depuis en fait le fameux «programme national de l'énergie» du gouvernement Trudeau, qui spoliait l'Alberta des revenus de ses ressources énergétiques au profit des consommateurs de l'Est. (Qu'aurait-on dit si Ottawa s'était accaparé les revenus d'Hydro-Québec pour avantager d'autres provinces?)

Ce n'est pas avec des envolées comme celles de Justin Trudeau que le PLC regagnera le terrain perdu. Et ce n'est pas ce genre de discours, axé sur le mépris de la culture politique de l'«autre», qui aidera le Canada et le Québec à traverser intelligemment les années Harper.