Jean Béliveau n'a pas été seulement une idole de jeunesse pour moi. Il a été aussi un précieux allié du jeune journaliste que j'étais lorsque je tentais désespérément de me faire confirmer un scoop.

On était au début de janvier 1989, en toute fin de journée, au beau milieu de la semaine, lorsqu'un collègue de la section des sports au Journal de Montréal m'appelle pour me dire qu'il vient d'apprendre que la Brasserie Molson serait sur le point d'annoncer sa fusion avec la Brasserie O'Keefe, sa rivale de toujours au Québec.

«Fais-toi confirmer ça au plus vite, mes sources sont bien certaines de ce qu'elles avancent», m'avait lancé le collègue Mario Brisebois.

Confirmer, confirmer, ce n'était pas évident. Il était rendu 18h, tout le monde avait quitté le bureau, aucun analyste n'était disponible pour au moins commenter la probabilité de cette éventuelle grosse transaction.

C'est alors que m'est venue l'idée de communiquer avec Jean Béliveau. L'ex-capitaine du Canadien siégeait depuis plusieurs années déjà au conseil d'administration des Compagnies Molson.

Ce ne serait pas compliqué de le joindre à la maison parce que le nom et le numéro de téléphone de cette grande vedette - à l'humilité encore mille fois plus grande que son monumental statut - apparaissaient dans les pages de l'annuaire téléphonique de la ville de Longueuil.

J'ai soudainement eu au bout du fil Jean Béliveau, à qui je me suis empressé de demander s'il avait la gentillesse de me confirmer que Molson et O'Keefe allaient annoncer leur fusion le lendemain matin.

D'une politesse et d'une patience exemplaires, Jean Béliveau me fit rapidement comprendre qu'il était hors de question pour lui de me confirmer quoi que ce soit.

«Vous savez très bien, M. Décarie, que les discussions qui se déroulent lors d'un conseil d'administration sont confidentielles et qu'elles doivent demeurer secrètes», me rappela-t-il à quelques occasions.

Au bout de 10 minutes de tentatives désespérées, de supplications diverses, de promesses d'anonymat total et éternel, Jean Béliveau refusait toujours fermement de me confirmer quoi que ce soit.

En désespoir de cause, je lui ai expliqué que mes patrons allaient me forcer à sortir la nouvelle quoi qu'il advienne et que je craignais de me couvrir de ridicule si la fusion n'était pas confirmée le lendemain.

«Est-ce que vous pouvez au moins me dire que je n'aurai pas l'air fou demain?» ai-je ultimement plaidé. «Selon moi, vous ne devriez pas avoir l'air trop fou», me répondit l'homme, pleinement conscient qu'il venait de me libérer la conscience pour la nuit.

Le lendemain, toute la une du Journal était consacrée à la fusion Molson-O'Keefe.

Il ne s'agit pas ici de révéler l'identité d'une source parce qu'il s'agit de Jean Béliveau, mais de témoigner de la qualité, de la grâce et de la générosité de ce grand homme qu'il a été durant toute sa carrière sportive et après à titre de premier ambassadeur du Canadien.

En affaires, Jean Béliveau affichait la même discipline spartiate qu'il avait observée durant sa vie d'athlète. Vice-président aux relations publiques du Canadien, le grand Jean Béliveau avait été invité à siéger au conseil d'administration des Compagnies Molson.

Un de ses collègues administrateurs m'avait expliqué à l'époque qu'il se présentait toujours aux réunions du C.A. très bien préparé, mieux que certains administrateurs de carrière. Il lisait les documents pertinents aux rencontres, se tenait au courant de l'actualité financière et pouvait donner son point de vue.

Comme à l'époque où il sautait sur la patinoire, Jean Béliveau ne tenait pas à faire de la figuration. Intelligent, il avait refusé l'offre que Jean Chrétien lui a faite de devenir gouverneur général du Canada. Jean Béliveau n'était pas un figurant, il était un gagnant.