L'avocat de La Presse m'avait pourtant bien assuré : « Il y a à peu près 1 % de chance que tu sois sélectionné comme juré, ne te stresse pas trop avec ça. »

Ma convocation, pigée au hasard dans la liste électorale, était prévue le mardi après la fête du Travail. Oui, ça m'angoissait terriblement. Pour être 100 % honnête, ça ne me tentait pas du tout de mettre ma vie professionnelle entre parenthèses de « six à huit semaines », soit le temps estimé pour ce procès de meurtre crapuleux - par strangulation, rien de moins - auquel j'avais été assigné.

Oui, mais pense à l'expérience « inoubliable » que tu vas vivre, m'ont répété plusieurs proches (et l'ami Yves Boisvert). La collègue Michèle Ouimet était quasiment jalouse. Ouais, ouais. Je regarde la télésérie The Good Wife et ça me satisfait amplement comme incursion privilégiée au coeur d'un jury, merci.

Mon sort s'est joué en moins d'une minute. Le juge, lecteur de ce journal, m'a reconnu tout de suite. Les procureurs aussi. Tout le monde dans la salle 5.11 me souriait. Pendant quelques secondes, je me suis presque senti comme une vedette de série C - maudit ego - et j'étais certain qu'ils ne me choisiraient jamais. Erreur.

La suite reste encore brumeuse. On m'a rapidement fait prêter serment (sur la Bible ?) comme juré, le 4e d'une cohorte de 12. Pardon ? « Allez maintenant rejoindre vos collègues du jury », m'a gentiment indiqué le juge une fois la comparution terminée.

Hein ? Où ça ? Pourquoi moi ? Mini-état de choc. Je n'y croyais pas.

Certains de mes camarades du jury pleuraient de découragement, d'autres jubilaient d'avoir été recrutés. À tous ceux qui pensent que c'est facile de s'extraire de ce processus, sachez que le juge ne pose qu'une seule question : que faites-vous dans la vie ? C'est tout. Si les avocats de la Couronne et de la défense aiment votre tête, tadam ! vous obtenez l'emploi, qui paie 103 $ par jour.

Au quotidien, le travail d'un juré est réglé comme une horloge suisse. On demeure enfermé de 9 h à 16 h 30. On ne peut jamais sortir luncher à l'extérieur, à moins d'une permission spéciale pour les 12 membres du jury. Sinon, on mange (toujours à 12) dans une petite cafétéria secrète du palais de justice réservée aux jurés, à l'écart du public. On se console : au moins, il y a de grandes fenêtres ici.

En salle d'audience, être juré ressemble à ce que l'on voit à la télé ou au cinéma, en version plus lente. Nous scrutons tout : les photos du cadavre qui a commencé à se nécroser, le rapport d'autopsie qui n'épargne aucun détail, les analyses des projections de sang à la Dexter, toutes les transactions bancaires de l'accusé, l'oreiller ensanglanté qui a servi à étouffer la victime de même que la vidéo de cinq heures des aveux du meurtrier. Cette partie, je l'admets, m'a fasciné. C'était comme un film policier, mais en vrai. C'était la série Mensonges de TVA.

Notre crime a été commis dans un immeuble de Pointe-aux-Trembles où ont transité plusieurs gens pauvres et multipoqués. Par exemple, l'accusé, sans le sou, flambait ses chèques en speed, en pot, en quilles de bière forte et en chambres de motel miteuses pour « faire le party toute la nuit ».

Au fil des témoignages, plusieurs « personnages » glauques ont peuplé cette histoire de plus en plus sordide : le livreur de cocaïne, la fille escorte de l'assassin, la cleptomane du Maxi de la Place Versailles, le prêteur sur gages ou le présumé agresseur d'enfant dont le conjoint passe la moitié de l'année en Thaïlande.

Autant le meurtrier que sa victime ont eu des vies difficiles. Le premier a été violé à l'âge de 16 ans. Le deuxième s'est longtemps injecté des drogues dures. Lors de l'autopsie, le pathologiste, l'un des plus expérimentés de Montréal, a d'ailleurs trouvé 41 aiguilles à l'intérieur du corps. Il n'avait jamais vu ça.

Parfois, le tueur hétérosexuel, maintenant âgé de 60 ans, couchait avec sa victime gaie, qui avait 66 ans, en échange d'un « petit 20 piasses ». Cette accumulation de misère a fini par toucher le moral. Assis dans la salle d'audience, les deux enfants d'âge adulte de l'accusé ont souvent pleuré devant nous. Ces images, qu'on le veuille ou non, nous trottent constamment dans la tête et on les ramène à la maison.

La partie la moins agréable, et de très loin, reste celle de la « séquestration », l'isolement qui survient au moment où nous, les 12 membres du jury, devons décider de la fin du récit. On nous confisque alors nos cellulaires. On nous transporte dans un hôtel générique de Longueuil, où chacune de nos chambres sera inspectée minutieusement : pas de téléviseur, pas de téléphone, pas de radio, pas d'iPad, pas de journal, pas de WiFi, rien qui nous relie au monde extérieur.

Après le couvre-feu de 23 h, un constable spécial patrouille même dans le corridor afin qu'aucun juré ne s'échappe en douce ou ne se glisse dans la chambre d'un autre. De plus, personne ne possède la clé de sa propre chambre. Il faut toujours se faire déverrouiller la porte par un agent. Degré de liberté ? Autour de zéro.

La loi m'interdit de vous révéler tout ce qui s'est dit dans notre salle des délibérations, une minuscule pièce sans fenêtre aux meubles défraîchis. Imaginez que vous devez choisir, à l'unanimité et non à la majorité, un restaurant avec 11 de vos collègues de bureau. Ce n'est déjà pas évident. Imaginez maintenant que vous devez décider de la vie de quelqu'un, toujours à l'unanimité et non à la majorité, avec 11 personnes de milieux, d'âges et de professions complètement différents. C'est ça, être juré.

C'est un superbe exercice de patience, d'humilité, de stratégie et de rigueur.

Est-ce que je suis content de l'avoir fait ? Bien sûr. J'ai appris un tas de trucs sur le système de justice et sur moi-même. Mention spéciale au juge, qui a été d'une bienveillance exceptionnelle envers nous. Après l'annonce du verdict de culpabilité de meurtre au deuxième degré, quelques-uns d'entre nous (dont moi) ont versé des larmes, question d'évacuer tout le stress et la pression du dernier mois.

Est-ce que je recommencerais demain matin ? Non. Mes histoires sinistres, je les préfère encore fictives. Et sur un écran près de chez nous.