Le nouveau maire de Toronto est entré au Liberty Grand avec un immense sourire, hier soir. Heureux, embrassant sa femme, les bras en l'air à travers la pluie de ballons qui inondait la salle après son discours, John Tory était aussi exubérant qu'il peut l'être.

L'éternel perdant savourait, enfin, une victoire...

Et pas n'importe laquelle, une victoire franche, sans équivoque, avec plus de 40% d'appuis. Une victoire avec six points d'écart sur Doug Ford qui peut, à elle seule, faire oublier toutes les défaites que traînait jusqu'alors M. Tory.

L'aîné des Ford a bien tenté pendant la campagne de stigmatiser l'homme d'affaires à coup de publicités négatives. Il a rappelé que les Torontois ont refusé de lui donner la mairie en 2003, que les Ontariens l'ont rejeté comme premier ministre en 2007 et que les électeurs de la circonscription d'Haliburton n'ont même pas voulu de lui comme député en 2009.

Mais rien n'y a fait. Doug Ford a certes réussi à tirer son épingle du jeu (33%), il a distancé largement Olivia Chow (23%), mais il a été incapable de contrer la volonté de changement des Torontois.

En ce sens, l'ancien chef du Parti conservateur de l'Ontario a reçu un peu d'aide du destin. Car sa victoire, il la doit aux électeurs qui se sont pointés aux urnes en nombre record (plus de 60% de participation, surtout au centre), mais il la doit encore plus à la conjoncture politique.

Une phrase de la série politique West Wing m'est venue en tête, hier soir, en écoutant le discours de remerciement de John Tory prononcé dans l'élégante salle de bal: «Parfois, ce ne sont pas les électeurs qui choisissent leur représentant, ce sont les circonstances.»

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John Tory n'était pas le plus charismatique des candidats. Ce n'était pas le plus excitant, le plus inspirant ou le plus enthousiasmant non plus. Il a été incapable de détailler sa principale promesse, il s'est engagé sur le moins de terrains possible, il s'en est tenu à quelques engagements flous.

N'empêche, John Tory était le plus rassurant, le plus prévisible, le plus réconfortant des candidats et dans les circonstances, ces qualités valaient plus que toutes les autres. Savoir bien se présenter, afficher une humeur égale, être propre de sa personne, capable de s'exprimer sans insulter, c'est en gros ce que demandait l'électorat.

Ça et être sobre pendant les heures de bureau...

Si l'on se fie aux résultats des sondages menés pendant la campagne, l'appui à cet ancien chef conservateur transcende ainsi le clivage ville et banlieue, les divisions socioéconomiques et même, les allégeances politiques gauche droite.

Certains progressistes, comme Michael Hollet, du magazine Now, m'ont dit que «John Tory est un Rob Ford sans crack». D'autres, comme l'actrice et réalisatrice Sarah Polley, voient en lui l'équivalent canadien de Mitt Romney, «un politicien rétrograde» qui a déjà conseillé aux femmes de jouer au golf pour augmenter leurs chances de promotion.

Mais Toronto avait besoin de se retrouver, de se rassembler, et John Tory a réussi à devenir le point de ralliement d'une ville qui sort traumatisée des dernières années.

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Certains pensaient, cyniquement, que le cancer de Rob Ford ferait grimper les appuis à son frère lorsque ce dernier a décidé de le remplacer dans la course à la mairie.

Après tout, se sont-ils dit, les intentions de vote pour Jack Layton ont bondi après son diagnostic de cancer, la popularité de Lucien Bouchard a augmenté après son amputation, les appuis à Ronald Reagan ont augmenté après son opération contre le cancer.

Mais le vote de sympathie ne se transfère pas d'un frère à l'autre. Rob Ford a bien gagné sa lutte locale, dans Etobicoke, redevenant ainsi simple conseiller municipal (il a promis d'être de la bataille en 2018...), mais son frère n'a pas eu la même chance.

La remontée dont il a profité dans les sondages fut ponctuelle. Il a fallu quelques jours pour que Doug Ford retrouve le niveau d'appuis de son frère... tout comme il n'a fallu que quelques jours pour qu'ils retrouvent ses discours négatifs.

Autant de choses qu'une majorité d'électeurs ne voulaient plus.

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Olivia Chow donnait l'impression d'une élève qui a coulé son examen, hier soir. Prenant la parole en premier, elle a gardé le sourire, a parlé d'une bonne voix, mais elle n'en semblait pas moins résignée.

Elle a échoué au test de la campagne électorale.

Première dans les sondages pendant plusieurs mois, elle a probablement quitté le bloc de départ trop vite. Mais plus encore, elle a semblé manquer d'authenticité. Elle a eu toutes les misères du monde à exprimer ses idées. Elle a eu beaucoup de difficulté à connecter avec l'électorat qui n'a pas le NPD tatoué sur le coeur.

On pourrait conclure que la ville fusionnée de Toronto est décidément plus conservatrice que progressiste, mais ce serait faire fi du contexte, qui a fait une plus grande différence que l'idéologie des candidats.

Les Torontois voulaient bloquer les frères Ford, d'abord et avant tout. Ils ont ainsi fini par donner sa chance à l'éternel perdant.