Quand on s'est mis à poser des questions pointues, le promoteur immobilier et le gouvernement ont fini par tout mettre sur la table. Enfin, presque tout.

«Donne-lui le prix de location confidentiel, j'en prends la responsabilité», a dit le ministre Jean-François Lisée au promoteur Christian Yaccarini, jeudi soir dernier. M. Lisée appuie fermement le projet du Carré Saint-Laurent à titre de ministre responsable de la Métropole et ministre des Relations internationales.

Le lendemain matin, nous étions invités, mon collègue André Dubuc et moi, à rencontrer Christian Yaccarini à sa résidence personnelle, dans l'arrondissement de Rosemont. Le patron de la Société de développement Angus (SDA), instigatrice du projet, s'est montré volubile et transparent, comme Lisée la veille au téléphone.

Il faut dire que l'opacité des renseignements financiers entourant le Carré Saint-Laurent laissait songeur. Quoi, vous lancez une tour de 160 millions de dollars grâce à des fonds publics, mais tout est secret? En cette ère Charbonneau?

Il faut dire aussi que les relations étroites entre les protagonistes soulevaient des interrogations. Ces observations ont irrité l'ex-journaliste Jean-François Lisée, qui a décidé de jouer franc jeu, honorablement.

La transparence n'efface toutefois pas les problèmes sérieux entourant le projet de tour de bureaux de 10 étages et de 150 condos, au coin de Sainte-Catherine et Saint-Laurent, à Montréal.

D'abord, pendant 25 ans, les bureaux seront totalement remplis par 700 fonctionnaires du gouvernement du Québec. Pas un seul employé ne viendra du privé. Pour y arriver, le gouvernement videra une partie du Centre de commerce mondial, dans le Vieux-Montréal, où loge notamment le ministère des Relations internationales.

Or, le propriétaire du Centre de commerce mondial est la Caisse de dépôt et placement. Dit autrement, c'est le bas de laine des Québécois qui écopera, dans une période où il n'est pas facile de trouver de grands locataires pour occuper des bureaux. Plusieurs fonctionnaires viendront aussi d'un autre ministère, nous dit-on.

Le projet lancé par la SDA, rappelons-le, est financé par Fondaction CSN, dont la centrale syndicale commencera à renégocier les conditions de l'essentiel des employés du gouvernement l'an prochain.

Deuxième problème: le prix que le gouvernement paiera pour loger des fonctionnaires. On s'entend, dans le cas d'une grande banque, l'emplacement du siège social est primordial. L'institution veut paraître solide aux yeux de ses clients et elle est prête à y mettre le prix. Mais dans le cas d'un groupe de fonctionnaires?

Selon l'entente, le gouvernement versera 137 millions de dollars de loyers sur 25 ans. Jean-François Lisée ne s'en cache pas: le gouvernement paiera «entre 2,0 et 2,5 millions de plus par année» que pour les locaux actuels, soit une hausse de 45%.

En extrapolant, la décision coûte donc 50 millions de plus sur 25 ans aux Québécois, dans un contexte où le Québec est surendetté et sur le point d'être décoté par les agences financières.

«C'est une décision politique de développement urbanistique de Montréal. Le Centre de commerce mondial (CCM) est à maturité, et notre départ ne pose pas de problème à ce quartier de la ville», dit Jean-François Lisée.

Autre question: est-il judicieux d'installer les Relations internationales au coeur du Red Light, à un jet de pierre des bars de danseuses nues? Un tel emplacement ne risque-t-il pas de nuire à l'image du Québec lorsque le Ministère recevra des étrangers?

«La dévitalisation de ce bout-là de la ville est problématique. Ce projet va être porteur et pourrait permettre d'attirer d'autres investisseurs. [...] C'est une utilisation judicieuse de fonds publics au service du développement de la ville», a dit M. Lisée.

Troisième particularité du projet: la construction de 150 copropriétés dans une période où le marché est saturé au centre-ville, à tel point que les prix des condos baisseront au cours des prochaines années, estime David L'Heureux, analyste principal de la Société canadienne d'hypothèques et de logement (SCHL).

«Nous verrons selon la demande, dit M. Yaccarini. S'il faut retarder le projet de condos d'un an, pas de problème. Les autres volets du projet n'en dépendent pas.»

Prête-nom et Charbonneau

À cette série de particularités s'ajoute la proximité des acteurs du projet. Ces dernières années, Christian Yaccarini a travaillé en étroite collaboration avec le maire d'arrondissement de Rosemont, André Lavallée, dans le redéveloppement du Technopôle Angus. Or, André Lavallée est aujourd'hui le bras droit de Jean-François Lisée à titre de secrétaire général associé à la région de Montréal.

En 2009, Christian Yaccarini a même incité l'une de ses ex-employés de la SDA à faire un don illégal de 1000$ au parti Union Montréal lorsque André Lavallée y était responsable de l'aménagement urbain. L'employée en question avait justement pour tâche d'obtenir des approbations de la Ville pour le Carré Saint-Laurent, notamment, selon son témoignage à la commission Charbonneau, en mars dernier.

Sur les registres officiels des dons, le nom de Christian Yaccarini figure à plusieurs reprises. En 2012, année d'élection provinciale, le promoteur a notamment donné 985$ au futur député de Rosemont, Jean-François Lisée, dont le Ministère occupera une partie des bureaux du Carré Saint-Laurent.

«Je n'ai pas rencontré un seul politicien dans ce projet. Les discussions se sont faites à travers des fonctionnaires de la Société québécoise des infrastructures, se défend Christian Yaccarini. [...] Pensez-vous vraiment qu'on signe 14 000 mètres carrés avec quelqu'un parce que, dans une campagne municipale, j'ai donné une contribution à André Lavallée? Voyons.»

Le Parti québécois et Union Montréal ne sont pas les seuls à avoir bénéficié des dons de Christian Yaccarini. L'homme a donné à des formations aussi diverses que le Parti libéral du Québec, Québec solidaire et le Parti libéral du Canada. Sa générosité a principalement favorisé le Parti québécois, toutefois, qui a reçu 21 695$ depuis l'an 2000, trois fois plus que le Parti libéral du Québec.

Pourquoi donner à des partis aux convictions si différentes? «J'ai toujours donné à des gens que j'estime. J'ai donné à Raymond Bachand. J'ai donné à Christine St-Pierre. J'ai donné à Françoise David et à Jean-François Lisée. [...] J'ai même donné à Philippe Couillard. Mais je suis souverainiste, mes convictions sont connues», dit M. Yaccarini.

Ces dernières années, les projets du promoteur impliquaient chaque fois beaucoup de fonds publics. Après le Technopôle Angus dans l'arrondissement de Rosemont (33 millions de subventions et de prêts avantageux), son projet d'édifice 2-22, dans le Quartier des spectacles, a bénéficié de plus de 5 millions de subventions. Et à Québec, il mijote un projet qui nécessite encore des subventions.

Jean-François Lisée le défend. Il insiste pour dire que la SDA est une société à but non lucratif (bien qu'elle fasse des profits et paie des impôts depuis deux ans). «Ce n'est pas un entrepreneur vénal, mais un entrepreneur social. On n'est pas devant quelqu'un qui cherche à faire de l'argent, mais qui fait du développement économique, culturel et social», a-t-il dit.

Social et culturel, peut-être. Mais quand développement économique rime avec montagne de fonds publics, on est en droit de s'interroger.