Si vous êtes un citoyen normal, qui est de son siècle - c'est-à-dire le XXIe - , vous pensez sans doute que le fameux dossier médical électronique, que le gouvernement appelle le Dossier Santé Québec, ressemble aux autres dossiers électroniques qui sont maintenant une partie intégrante de votre vie quotidienne.

L'informatique et l'internet façonnent maintenant la plupart de nos activités quotidiennes: Clic Revenu qui donne un accès sécurisé à notre information fiscale, les relevés bancaires et les transactions avec carte de crédit accessibles en ligne, les comptes transactionnels d'iTunes, d'Expedia ou d'Amazon, le dossier client chez nos fournisseurs. On pouvait donc raisonnablement supposer que l'activité humaine la plus importante, la santé, aurait accès aux mêmes outils.

Eh bien non. Le fameux Dossier Santé Québec, le DSQ, qui a coûté une fortune, qui a connu des retards effroyables, n'est rien de tout cela. Le fait que son implantation, promise pour 2015, soit encore incomplète et que sa portée soit limitée explique en partie pourquoi un scandale comme celui que ma collègue Katia Gagnon a décrit cette semaine est possible, la facilité avec laquelle on peut se faire prescrire des opiacés et les acheter en quantité.

En annonçant en grande pompe l'implantation du DSQ, les ministres de la Santé n'ont pas fait preuve d'une parfaite honnêteté. Le DSQ est loin de ce que le discours officiel permettait d'imaginer. Il ne s'agit pas d'un vrai dossier électronique, mais plus modestement d'une plate-forme qui permet aux professionnels de la santé de voir sur écran certaines informations relatives à leurs patients. 

Pas toutes les informations; seulement les médicaments prescrits obtenus dans les pharmacies branchées au DSQ, les ordonnances en format électronique et les résultats d'analyse de laboratoires ou d'imagerie médicale d'un établissement public. Voilà. Et maintenant, voici tout ce qui n'y est pas: les renseignements dans les dossiers médicaux détenus par les médecins ou un hôpital, l'histoire personnelle et familiale, les opérations chirurgicales pratiquées dans le passé, les électrocardiogrammes, les comptes rendus d'opérations, les traitements reçus en clinique externe.

Le DSQ est donc très incomplet, son implantation est inégale, et en plus, c'est un visualisateur plutôt qu'un outil informatique. C'est un outil utile, mais il ne permet pas d'interaction du médecin, par exemple le renouvèlement électronique d'une prescription. Il ne remplace pas non plus les archaïques dossiers papier avec lesquels travaillent toujours la majorité des médecins.

Et c'est ainsi que les Québécois n'ont pas accès à la médecine moderne que permettent pourtant les progrès technologiques, c'est-à-dire la capacité pour les soignants, qui peuvent être nombreux pour une même personne, d'avoir rapidement accès à une information complète sur l'état de santé du patient, les traitements qu'il a reçus ou les médicaments qu'il a pris.

Il est vrai que le réseau se dote progressivement de deux autres outils, le dossier clinique informatisé (DCI) et le dossier médical électronique (DME). Notons en passant la propension du monstre qu'est le réseau de la santé pour le jargon et les acronymes.

Le DCI, en implantation dans les Centres de santé et de services sociaux, consiste à numériser les dossiers papier, foncièrement des photocopies accessibles sur écran, sans toutefois permettre de traitement informatique. Le DME, le vrai dossier médical électronique, permet de traiter, d'utiliser et de transmettre l'information qu'il contient. Surtout présent dans des cliniques privées, il est beaucoup moins développé. Mais croyez-le ou non, on ne peut pas faire passer les informations du DSQ dans les DCI et les DME, parce que les systèmes ne se parlent pas!

Tout cela en dit long sur notre bureaucratie et sur la résistance au changement de ce réseau structuré en silos. Les optimistes diront qu'on sort progressivement de l'âge de pierre. Le problème, c'est qu'on ne fait qu'entrer dans l'âge de bronze.