Au moment où vous lirez ces lignes, l'évacuation des dernières poches de résistance d'Alep sera vraisemblablement en cours. Quelque 50 000 personnes, civils et combattants, qui avaient fui devant l'avancée des troupes du régime syrien, seront en voie de laisser les ruines encore fumantes de leur ville à Bachar al-Assad.

Hier, à 17 h, le ciel s'est enfin tu au-dessus d'Alep. Ce cessez-le-feu marque, de facto, la chute d'Alep-Est et sa reprise par les forces loyalistes. Et la fin d'un soulèvement contre le régime de Damas qui aura duré plus de quatre ans.

Trois personnes jointes hier dans les quartiers de Machhad et Salaheddine m'ont raconté leur soulagement depuis la fin des combats. Mais aussi leur peur devant le sort qui les attend.

« Hier, nous craignions d'être tous liquidés. Aujourd'hui, nous avons peur que nos autobus ne soient détournés et nous nous demandons qui garantira notre sécurité pendant l'évacuation », a confié le photojournaliste Salah al-Ashkar.

Ahmed Shurom partageait son inquiétude. Ce calligraphe a signé la plupart des affiches révolutionnaires des insurgés d'Alep. Il est ce qu'on appelle en Syrie une « carte brûlée » : un homme considéré comme un rouage de l'opposition, inscrit sur la liste noire du régime.

Il y a quelques jours, Ahmed Shurom a dépêché sa femme et ses enfants dans les quartiers contrôlés par le régime. Lundi, il a fui son échoppe et son quartier de Bustan al-Qasr, pour se replier sur le quartier de Machhad, surpeuplé par les civils déplacés.

Hier, il a confié n'avoir trouvé aucun endroit où se réfugier. « Je n'arrive toujours pas à comprendre ce qui s'est passé, je suis en rage et je pleure. »

Ahmed Shurom attendait avec appréhension le début de l'opération d'évacuation. « J'ai peur d'être pris dans un guet-apens. »

« Il n'y a personne, ici, qui fasse confiance à Assad ou aux Russes, les gens ont peur de se faire arrêter aux check-points », a renchéri Ismaïl Alabdullah, membre du comité de défense civile d'Alep-Est.

Il a raconté qu'en attendant l'évacuation, censée débuter ce matin à 5 h, des gens allaient jusqu'à brûler leurs autos dans la rue - question de ne rien laisser aux milices qui s'apprêtaient à prendre le contrôle de leur quartier.

Les témoignages de ceux qui fuyaient leurs quartiers repris par le régime ajoutaient à la terreur ambiante. 

Ces déplacés racontaient des histoires de civils bombardés lors de leur fuite, d'exécutions sommaires, de blessés tués devant les yeux de leurs proches, de gens brûlés vifs dans la rue.

Ces témoignages sont corroborés par les récits recueillis par l'ONU, relatant les exécutions sommaires, les milices qui vont de maison en maison pour tuer les gens - bref, des atrocités sans nom infligées à des civils impuissants.

Cette vague de violence s'arrêtera-t-elle par la seule magie d'un cessez-le-feu ? Comment s'assurer que les insurgés et les civils ne seront pas exécutés à leur tour, au moment de leur évacuation ? Et où les amènera-t-on au juste ? Vers Idlib, autre ville encore contrôlée par l'opposition - et où ils risquent de vivre une nouvelle offensive, et un nouvel enfer ?

Hier, dans les quartiers sur le point d'être repris par Bachar al-Assad, il y avait un sentiment de répit, bien sûr, mais aussi beaucoup de doutes et de peur.

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C'était un dimanche de Pâques, le 25 avril 1943. Le poète polonais et futur Prix Nobel de la littérature Czeslaw Milosz s'en allait rejoindre un ami à l'autre bout de Varsovie quand il a dû descendre du tramway à deux pas des limites du ghetto qui s'était soulevé, six jours plus tôt, contre les exterminateurs nazis.

Tout le ghetto flambait, et des tisons emportés par le vent échouaient de l'autre côté du mur, sur le carrousel qui faisait tourner les habitants de Varsovie par cette belle soirée de printemps.

Le poète a décrit dans une de ses oeuvres les plus célèbres la dichotomie entre l'horreur de l'anéantissement et la musique entraînante qui ponctuait les tours de carrousel. 

D'un côté du mur, les salves et les flammes. De l'autre côté, une foule en liesse, des amoureux, des robes qui volent au vent. D'un côté, l'horreur absolue. De l'autre, l'indifférence du monde.

Ce poème m'est revenu en mémoire ces dernières semaines, alors que l'armée syrienne, soutenue par l'aviation russe et des milices de toutes sortes, refermait son étau sur les derniers quartiers rebelles d'Alep.

Soumis à un siège hermétique et ininterrompu depuis septembre, arrosés de barils d'explosifs, les civils d'Alep-Est ont été systématiquement assassinés sous nos yeux, pendant que le monde continuait à tourner tranquillement sur son carrousel.

Cette catastrophe humanitaire consacre la faillite de tous les outils dont la communauté internationale s'est dotée dans l'espoir que l'horreur de la Deuxième Guerre mondiale ne se répète pas. La faillite de l'ONU et de son Conseil de sécurité. La faillite du droit humanitaire international qui devait assurer la protection des civils dans les conflits. La faillite de toutes les agences humanitaires censées leur venir en aide - et qui ont été systématiquement ciblées et massacrées.

La chute des quartiers rebelles d'Alep consacre aussi la victoire d'un dictateur impitoyable qui n'a pas encore tout à fait gagné la guerre, mais qui vient d'accomplir un immense pas dans cette direction. La victoire de la Russie qui a réussi à imposer sa politique de la terre brûlée contre les rebelles syriens.

Mais d'abord et avant tout, la défaite des rebelles d'Alep consacre la victoire de l'inhumanité.