En suivant la vague rouge qui déferlait sur les États clés de la présidentielle de mardi depuis l'hôtel où étaient rassemblées les troupes de Donald Trump, j'ai été prise d'un curieux sentiment de déjà vécu.

Cette quasi-certitude qu'après avoir flanqué une petite frousse à la planète, Trump verrait les électeurs se ressaisir et suivre la voie de la raison. Que le peuple rejetterait une option décriée par les analystes et les experts. Ces sondages en porte-à-faux, ce revirement spectaculaire que personne n'avait vu venir - j'avais vécu ça en juin dernier, à Londres, lors du référendum sur le Brexit.

À l'époque, j'avais suivi le déroulement du vote avec une brochette de spécialistes des questions européennes qui avaient invité les médias à passer la soirée en leur compagnie, pour analyser l'événement à chaud. Le premier briefing a eu lieu vers 21 h. Et les panélistes ont analysé avec assurance les raisons pour lesquelles les Britanniques étaient en train de rejeter le retrait de l'Union européenne.

Trois heures plus tard, ils s'arrachaient les cheveux pour expliquer précisément le contraire. Et le lendemain, les Britanniques se réveillaient avec une solide gueule de bois, y compris ceux parmi les pro-Brexit qui croyaient faire un pied de nez aux élites dirigeantes, mais n'avaient jamais imaginé que les choses iraient aussi loin.

Hier matin, à New York, j'ai retrouvé cette même incrédulité devant un dénouement que personne n'avait vraiment envisagé sérieusement. 

Quelques jours avant le vote, des spécialistes des États-Unis, en conférence à Montréal, notaient qu'Hillary Clinton avait toutes les chances de son côté - et que le vent devait souffler drôlement fort en faveur de son adversaire pour que celui-ci renverse cette tendance dominante.

En plus des sondages qui accordaient une petite avance à Mme Clinton, celle-ci bénéficiait d'un alignement d'étoiles favorable. La reprise économique. Un taux de chômage au plancher. Un président sortant, démocrate comme elle, bénéficiant d'un taux d'appui enviable.

Les sondages ne sont pas une science exacte, ce n'est pas de la physique quantique. La science politique non plus, puisqu'elle évolue avec l'actualité et absorbe ce que chaque saison électorale lui réserve de surprises. Mais dans les deux événements, les boussoles ont raté le nord...

Les médias n'ont pas été plus clairvoyants, et je m'inclus dans le lot. La palme de la présomption a été remportée par le magazine New York qui, dans sa dernière livraison, publie en une un gros plan du visage tordu de Donald Trump rayé du mot : « Loser ». Perdant. Les concepteurs de cette première page doivent s'en mordre les doigts, aujourd'hui.

Personnellement, bien qu'ayant déjà envisagé la victoire de Donald Trump, en réalité, je n'y croyais pas vraiment. Mais assez tôt dans la soirée de mardi, il est apparu que la rondelle ne roulait pas pour Hillary Clinton.

Comment avons-nous pu nous tromper à ce point ?

J'en ai discuté à bâtons rompus avec un sondeur, hier. Et ce qui est sorti de ce « brainstorming » informel, c'est que nous vivons à l'ère des bulles. La bulle de Washington, par exemple, où journalistes et analystes évoluent dans les mêmes cercles et sont peu confrontés à des réalités autres que la leur. Comme aucun de leurs amis n'avait l'intention de voter pour Trump, ils n'ont pas vu venir la vague.

C'est en raison d'un biais naturel de cette sorte que les médias n'ont pas porté beaucoup d'attention à l'une des bourdes de Hillary Clinton : la fois où elle a qualifié les partisans de Trump de « deplorables » - une épithète qui pourrait être traduite par pitoyables ou minables. Eh bien, les « deplorables » n'ont pas apprécié d'être traités avec ce mépris.

Tel l'incident des « Yvettes » à l'époque du référendum de 1980, ce mot a donné des armes à Donald Trump. Il y a eu des t-shirts « adorable deplorables » et d'autres blagues du genre. 

Sur mon échelle à moi, et peut-être aussi la vôtre, cet incident est bien moins grave que les agressions sexuelles dont se vantait Donald Trump, ses mensonges, ses insultes et ses grossières manipulations. Mais ce n'était ni vous ni moi qui votions mardi...

La rationalité aurait dû dicter à une majorité d'électeurs de voter contre le Brexit, qui risque de coûter plus cher aux Britanniques que ce qu'il va leur rapporter. Les statistiques économiques auraient dû convaincre les électeurs américains que leur pays ne va pas si mal que ça, que les slogans catastrophistes de Donald Trump ne sont que des outils de propagande.

Mais essayez de dire ça au pêcheur anglais qui se sent étranglé par les quotas européens, ou au mineur du Kentucky qui n'a aucune chance de trouver un emploi digne de ce nom, et qui s'accroche aux promesses du maître des illusions Donald Trump - pour une fois, quelqu'un lui promet quelque chose, alors...

L'un des rares à avoir prédit la victoire de Donald Trump dès cet été, le documentariste Michael Moore, avait cité, parmi les raisons de son pronostic, le poids électoral des États du Rust Belt, la « ceinture de rouille » de l'Ohio ou de la Pennsylvanie, durement affectés par les fermetures d'usines et les pertes d'emplois. Donald Trump a cartonné dans ces États en dénonçant l'ALENA et en promettant de leur ramener les emplois perdus. Ces promesses ne sont peut-être pas réalistes. Mais elles proposaient un remède facile à des années de déclin. Et effectivement ces deux États se sont avérés déterminants dans le résultat de l'élection.

Je n'essaie pas ici de rétablir la réputation du successeur de Barack Obama. Je continue à abhorrer les valeurs qui sont les siennes et les abominations qu'il a déployées pour gagner cette élection. Et je continue à craindre la suite des choses, notamment sur la scène internationale - j'aurai l'occasion d'y revenir dans les jours qui viennent.

Mais en attendant, s'il y a une leçon à tirer de ce séisme, c'est que les belles valeurs d'inclusion, de justice et de tolérance ne pèsent pas lourd face à des populations qui se sentent laissées pour compte. En ignorant ces problèmes, en faisant preuve d'une certaine arrogance face à ceux qui sentent, à tort ou à raison, le tapis leur glisser sous les pieds, on crée des bombes à retardement. Et on ouvre la voie au vent de populisme qui balaie actuellement d'autres pays occidentaux, particulièrement en Europe. Prochain rendez-vous : présidentielle française au printemps 2017 ?


POST-SCRIPTUM 

Dans le feu de la soirée électorale, citant une partisane de Donald Trump, j'ai écrit qu'elle souhaitait voir arriver des juges conservateurs à la Maison-Blanche. Je voulais évidemment dire la Cour suprême. Ma seule excuse : il était tard et la soirée avait été longue...