Quand il a reçu un coup de fil de la chaîne anglaise Al-Jazeera lui demandant de diriger son bureau égyptien au Caire, Mohamed Fahmy avait plutôt la tête à se marier, rentrer au Canada et fonder une famille.

Ça faisait une décennie qu'il couvrait les coins les plus chauds de la planète, d'abord pour le Los Angeles Times, puis pour différentes chaînes arabes, et enfin pour CNN. Il avait suivi la guerre en Irak, travaillé auprès de réfugiés, avant d'être emporté par le tourbillon des soulèvements arabes.

Depuis 10 ans, il n'arrêtait pas. Et en cet été 2013, il voulait se poser, épouser Marwa, sa fiancée égyptienne, et revenir à Montréal où vivent ses parents.

«Je ne comprends pas pourquoi il a dit oui à l'offre d'Al-Jazeera», s'étonne encore son frère Adel.

Cette décision allait coûter cher au journaliste canado-égyptien, qui croupit depuis 11 mois dans une prison du Caire, après avoir été jugé coupable de terrorisme avec deux de ses collègues, l'Australien Peter Greste et l'Égyptien Baher Mohamed. Comment en sont-ils arrivés là?

Pour le comprendre, il faut revenir à ces jours de juin 2013 où des milliers d'Égyptiens étaient descendus dans les rues pour protester contre la dérive autoritaire de Mohamed Morsi, leur président islamiste.

Élu démocratiquement un an plus tôt, ce dernier avait rapidement entrepris de remettre le génie de la liberté dans sa bouteille. Le peuple égyptien, qui avait réussi à chasser le dictateur Hosni Moubarak, risquait maintenant de tomber sous la férule des Frères musulmans.

Mohamed Fahmy a lui aussi participé aux manifestations anti-Morsi, qui ont abouti à un coup d'État militaire. Le nouvel homme fort égyptien, le général Abdel Fatah Al-Sissi, est arrivé au pouvoir dans le sang. En août 2013, près d'un millier de partisans de Mohamed Morsi sont tombés sous les balles de l'armée.

Puis, celle-ci s'est attelée à évincer les Frères musulmans de la scène politique. Elle a arrêté leurs leaders, interdit leurs organisations, les reléguant au rang de terroristes. La purge visait aussi les journalistes d'Al-Jazeera, la télé du Qatar, pays qui soutient les Frères musulmans - y compris les reporters de sa filiale anglaise, AJE, pourtant bien moins marquée politiquement que sa soeur arabe.

Sous la pression, le bureau égyptien d'Al-Jazeera a dû fermer ses portes et l'équipe de Mohamed Fahmy s'est réfugiée dans un hôtel. La tension était à son comble. Plus question d'interviewer des Frères musulmans: trop dangereux.

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Le 29 décembre 2013, le couperet tombe: arrêtés sous des accusations de terrorisme, les trois journalistes atterrissent en prison.

«Ils ont été arrêtés alors qu'ils faisaient simplement leur travail, ils se sont retrouvés au milieu d'une guerre entre le Qatar et l'Égypte, tels des pions sur un échiquier», résume Tom Henheffer, directeur exécutif des Journalistes canadiens pour la liberté d'expression, ONG qui fait campagne pour la libération de Mohamed Fahmy et de ses collègues.

À 40 ans, avec une épaule disloquée, souffrant d'hépatite C, Mohamed Fahmy a donc atterri dans une cellule infecte, réduit à dormir sur un plancher de ciment.

«La justice égyptienne n'avait aucune preuve contre lui», s'indigne son frère Adel, joint au Caire, jeudi. Au procès, les procureurs ont montré des photos du journaliste aux côtés de Mohamed Morsi, ou d'Ayman al-Zawahiri, chef d'Al-Qaïda... Ces images d'entrevues ont été présentées comme des preuves de fréquentations douteuses.

Le verdict est annoncé le 23 juin: sept ans de prison. «Nous pleurions tous, dans la salle d'audience, se souvient Adel Fahmy. Mon frère n'en revenait pas d'avoir été condamné.»

Depuis, ses conditions d'incarcération se sont améliorées, ses proches peuvent désormais lui rendre visite, et ont réorganisé leur vie en conséquence.

Le journaliste a aussi changé d'avocat. Dorénavant, il est représenté par nulle autre qu'Amal Clooney, l'épouse de vous-savez-qui. Elle lui fait un prix d'ami et doit même signer la préface du livre qu'il est en train d'écrire en prison. Son objectif: forcer le régime Sissi à libérer le journaliste et le rapatrier au Canada.

Depuis quelques semaines, les choses bougent. Le président Sissi a évoqué l'éventualité d'un pardon. Les tensions entre l'Égypte et le Qatar se sont apaisées. Le tribunal entendra l'appel des trois journalistes le 1er janvier prochain - date qui pourrait bien marquer la fin de leur calvaire.

Mais ce n'est pas encore gagné. Pour l'instant, Mohamed Fahmy est toujours enfermé dans sa cellule, avec une étiquette de terroriste au front. Et le gouvernement canadien ne semble pas trop ému par sa situation.

C'est ce qu'a dénoncé cette semaine Amal Clooney. Près de 50 000 Canadiens ont signé une pétition appelant Ottawa à agir d'urgence pour la libération de Mohamed Fahmy. «Pourtant, jusqu'à maintenant, le Canada a été honteusement silencieux devant la parodie de la justice qui a mené à la détention de son citoyen», déplore l'avocate dans une déclaration écrite.

La famille de Mohamed Fahmy est amère, elle aussi. Contrairement aux dirigeants australiens, le gouvernement canadien n'a pas fait beaucoup de vagues depuis l'arrestation des trois journalistes, dit Adel Fahmy. Une inaction qui tranche avec la combativité des dirigeants australiens.

«Nous voulons que Stephen Harper téléphone personnellement au président Sissi», réclame Adel Fahmy.

Sa demande sera-t-elle entendue? Quand on pose des questions à ce sujet, à Ottawa, on reçoit une réponse préemballée, qui dit, en gros, que les ministres responsables du dossier font ce qu'ils peuvent...

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Toute la famille de Mohamed Fahmy se croise les doigts pour que les signaux d'espoir se concrétisent rapidement, et pour que le journaliste qui subit une peine absurde soit enfin libéré.

Le cas échéant, cette histoire restera révélatrice de la dictature dans laquelle sombre l'Égypte, quatre ans après la chute de Hosni Moubarak. Révélatrice, aussi, de la mollesse avec laquelle le Canada défend ses citoyens quand ils ont le malheur de tomber dans la toile d'une justice pas trop juste, à l'autre bout de la planète.