La page de garde du document est facile à déchiffrer, même si vous ne lisez pas l'arabe. Les pictogrammes sont limpides. À côté de la veste explosive, le chiffre 18. La silhouette d'un lance-grenade est affublée du chiffre 887. L'engin explosif est associé au chiffre 3412...

Bienvenue dans le rapport annuel du groupe État islamique, qui trace son bilan d'activité pour l'année 2012. Il s'agit d'une compilation détaillée de tous les attentats, assassinats et... conversions réalisés par cette organisation radicale pendant 12 mois.

Oui, vous avez bien lu. Ce groupe terroriste qui décapite ses otages et rêve d'établir un califat au Moyen-Orient comptabilise ses «réalisations» comme n'importe quelle entreprise publiant son bilan annuel à l'intention de ses actionnaires.

Avec ses compilations macabres, les leaders extrémistes veulent «montrer comment ils utilisent leurs ressources, comparer la performance de leurs cellules locales et faire la preuve de leur efficacité à leurs bailleurs de fonds et adversaires», écrit l'Institut d'étude de la guerre, centre de recherche basé à Washington, dans une récente analyse.

Fondé par un islamiste irakien en rupture de ban avec Al-Qaïda, Abou Bakr al-Baghdadi, le groupe État islamique a profité de la guerre civile en Syrie, avant de connaître une poussée spectaculaire avec la prise de la deuxième ville en importance de l'Irak, Mossoul, le 10 juin dernier.

On estime qu'environ 8 millions de personnes vivent aujourd'hui dans des territoires contrôlés entièrement ou partiellement par l'EI, en Irak et en Syrie. L'organisation a mis la main sur les actifs de plusieurs banques, s'emparant de centaines de millions de dollars.

Elle s'est aussi approprié une douzaine de champs pétroliers, notamment celui de Deir Ezzor, en Syrie - abandonné par Shell et Total dans la foulée de la guerre civile.

Ses moyens de production restent rudimentaires, selon l'économiste syrien Samir Seifan, affilié à l'Université St. Andrews, en Écosse. N'empêche: le groupe EI empoche au moins 100 millions de revenus pétroliers par mois, estime l'expert.

Et ce n'est pas tout. L'organisation prélève un «impôt» sur les entreprises, elle contrôle la production de blé et de coton dans son fief syrien de Raqqa. «C'est l'organisation terroriste la plus riche sur la planète», résume Samir Seifan.

Et cette richesse est un puissant outil de recrutement: ses combattants locaux reçoivent 400$ par mois, les étrangers, 1100$. Ajoutez-y l'aura des récents succès militaires: il n'en faut pas plus pour faire tomber des djihadistes de tout acabit dans son giron.

Aujourd'hui, le groupe EI tire suffisamment de revenus autonomes pour pouvoir se passer des rançons offertes pour la libération de ses otages, lesquelles ne représenteraient plus que 5% de son «chiffre d'affaires», selon certaines estimations. Et ça, c'est une très mauvaise nouvelle pour les otages...

Sa fortune ne lui sert pas uniquement à payer ses «soldats», mais aussi à gérer les régions tombées sous sa coupe. Un peu comme le Hezbollah libanais ou le Hamas palestinien, l'organisation assure les services de base, s'occupe - à sa façon, bien sûr - des hôpitaux, des écoles, des infrastructures...

L'afflux d'argent permet aussi de financer un réseau de médias publiés dans plusieurs langues et jouissant déjà d'un rayonnement supérieur au magazine Inspire signé Al-Qaïda...

Le fleuron de ces publications, c'est le magazine Dabiq - du nom de la ville syrienne où ces fanatiques situent l'ultime bataille contre les infidèles, juste avant l'Apocalypse.

«Ce groupe associe l'attrait de l'insurrection à la culture de gangs de rue et à une idéologie de secte religieuse», résume le politologue Rex Brynen, de l'Université McGill.

L'amalgame est explosif, et il fallait faire quelque chose pour stopper la menace. Mais sommes-nous sur la bonne voie? Pas sûr.

Les positions irakiennes du groupe EI font l'objet de frappes aériennes depuis six semaines. Sans succès remarquable. L'organisation a cessé sa progression fulgurante, mais encore lundi, la petite ville de Sichar est tombée sous son contrôle.

Et la minorité sunnite, persécutée depuis la chute de Saddam Hussein, ne fait toujours pas confiance au gouvernement de Bagdad, malgré l'arrivée d'un nouveau premier ministre, Haïder al-Abadi.

Or, le succès du groupe EI tient beaucoup au soutien dont il bénéficie chez les sunnites irakiens. C'est un problème politique, au moins autant que militaire.

Mêmes réserves sur les frappes déclenchées hier contre le groupe EI en Syrie. «Quel est au juste leur objectif? Veut-on refouler les djihadistes dans la clandestinité, ou veut-on vraiment mettre un terme à la crise syrienne, avec des moyens politiques?», demande Samir Seifan.

Question sous-jacente: l'intervention militaire ne risque-t-elle pas de tourner à l'avantage du régime syrien?

Le cas échéant, on se trouverait devant une situation paradoxale: un régime qui a échappé aux représailles après avoir gazé sa propre population deviendrait le premier bénéficiaire d'une intervention militaire contre des extrémistes qu'il a lui-même laissé prospérer sur le champ de ruines qu'est devenu son pays...

Il y a moins d'un mois, le président Barack Obama affirmait n'avoir aucune stratégie pour faire face aux islamistes de l'EI. Mais les bombardements ne remplacent pas une stratégie, qui reste tout aussi floue.