Les événements qui se bousculent à une cadence effrénée en Ukraine soulèvent énormément de questions - et le temps manque pour les traiter avec toute l'attention qu'elles méritent.

Voici donc quelques réflexions sommaires, inspirées de commentaires publiés dans les médias et dans les réseaux sociaux, ainsi que de quelques courriels de lecteurs. C'est loin de faire le tour du sujet. Mais les occasions de parler de l'Ukraine ne manqueront pas dans les semaines qui viennent. Et ce n'est pas nécessairement une bonne nouvelle...

Q: Pourquoi ne pas céder la Crimée à la Russie?

R: La péninsule de la Crimée n'a pas toujours fait partie de l'Ukraine. Conquise au XVIIIe siècle par la Russie, station balnéaire de choix pour les dirigeants soviétiques, la Crimée a été cédée à l'Ukraine en 1954. Depuis la chute de l'URSS, elle jouit d'un statut de territoire autonome au sein de l'Ukraine. La ville de Sébastopol, qui abrite une importante base navale russe, possède un statut particulier à l'intérieur de la Crimée.

Plusieurs se demandent si, étant donné ce lien historique ténu, il ne vaudrait pas mieux acheter la paix avec Moscou en lui cédant la Crimée. La question est légitime. Sauf que:

> La population de la Crimée est loin d'être homogène. Russophone à 60%, elle compte aussi 25% d'ukrainophones et 15% de Tatars. Ces derniers avaient été massivement déportés sous Staline et n'ont aucune envie de se retrouver sous la coupe de Moscou. Bref, une annexion pure et simple risque de causer de nouvelles tensions ethniques.

> Une telle issue violerait un traité international signé en 1994, qui garantissait l'intégrité territoriale de l'Ukraine en échange de son désarmement nucléaire. Sans parler de tous les autres traités internationaux.

> Rien n'indique que Vladimir Poutine se contenterait de reprendre la Crimée et laisserait le reste de l'Ukraine se rapprocher de l'Europe. Finalement, céder la Crimée risquerait de créer de nouveaux problèmes, sans régler les problèmes existants.

Q: La Russie a-t-elle des raisons légitimes de vouloir garder l'Ukraine dans son giron?

R: Depuis la fin de la guerre froide, de nombreux pays de l'ex-Pacte de Varsovie, alliance militaire alignée sur l'Union soviétique, sont devenus membres de l'OTAN. C'est le cas de la Pologne, des pays baltes, de la Bulgarie, de la Roumanie, etc. Vladimir Poutine veut freiner ces adhésions, qui se rapprochent de ses frontières et qu'il perçoit comme un facteur d'isolement et une menace potentielle. C'était un enjeu important lors de la guerre russo-géorgienne de 2008.

L'Ukraine a choisi de se contenter d'une entente de partenariat avec l'OTAN. Mais avec le changement de régime, Kiev pourrait remettre en marche le processus d'adhésion, perspective inconcevable pour Moscou.

Q: Pourquoi blâmer Vladimir Poutine, alors que les États-Unis ont envahi l'Irak sur la base d'un argument mensonger et ont causé bien d'autres catastrophes dans d'autres coins de la planète?

R: J'ai reçu plusieurs courriels déclinant cette question de différentes manières au cours des derniers jours. C'est vrai que Washington et les autres puissances occidentales ont tous des cadavres dans leur placard. On peut bien ressentir une gêne quand on les voit faire la morale à Vladimir Poutine. Même s'il n'était pas derrière l'invasion de l'Irak, Barack Obama mène toujours sa guerre des drones au Pakistan, au nom de la lutte contre le terrorisme - si ce n'est pas une violation d'espace souverain, on se demande bien ce que c'est.

Mais ça ne change rien au fait que la Russie vient d'envahir son voisin souverain, l'Ukraine, sous des prétextes mensongers. Les turpitudes des uns n'excusent pas les turpitudes des autres...

Q: À quoi servent toutes ces révolutions populaires si elles conduisent à des situations pires que celles qui ont mené aux soulèvements respectifs?

R: Trois ans après la cascade de soulèvements dans le monde arabe, l'Égypte est soumise à une dictature militaire, la Libye est déchirée par des luttes tribales et la Syrie s'enfonce dans une guerre civile qui a déjà fait plus de 100 000 morts. Seule la Tunisie tire à peu près son épingle du jeu.

D'autres mouvements de protestation, de Bangkok à Sarajevo, en passant par Caracas et bien sûr Kiev, ont déferlé sur la planète au cours des derniers mois. Qu'est-ce qui distingue ceux qui amélioreront le sort de leurs peuples respectifs de ceux qui conduiront à de nouvelles formes de répression?

Impossible de prédire à coup sûr, évidemment. Mais le passé récent permet de déterminer les facteurs de succès de ces révoltes. Elles réussissent mieux dans les pays relativement unis et organisés. En Libye, Kadhafi avait détruit tous les liens sociaux, laissant la société en proie aux seules appartenances tribales.

En Égypte, les Frères musulmans, seule organisation d'ampleur nationale, ont tenté de détourner la démocratie à leur profit - à un tel point que les protestataires de 2011 ont applaudi au coup d'État de 2013 qui a placé le pays sous une néo-dictature militaire.

Et en Syrie, la répression brutale a poussé l'opposition à prendre les armes, pavant la voie aux extrémistes dénoncés par le régime dès les premières manifestations.

Et l'Ukraine? Ce qui joue en sa faveur, c'est l'existence d'une opposition organisée, qui a été capable d'une autodiscipline remarquable pendant les trois mois de manifestations.

Ce qui permet également d'espérer pour l'avenir harmonieux de l'Ukraine, c'est que de nombreux pays issus d'une histoire semblable - pays baltes, Pologne et autres anciens satellites de l'URSS - ont réussi à construire une démocratie viable et stable.

Les divisions ethniques, la présence de courants radicaux, la brutalité d'un puissant voisin décidé à empêcher la démocratisation de l'Ukraine et, enfin, son extrême précarité économique constituent des obstacles importants. Je reste profondément convaincue qu'ils ne sont pas insurmontables.