Le journaliste Étienne Monin se trouvait près de la mosquée Al-Fath, assiégée par l'armée, samedi, quand un homme l'a abordé avec hostilité. Tu fais quoi ici? Pour qui tu travailles?

Bientôt ce n'était plus un seul homme, mais deux, puis trois.

«Vous, les journalistes étrangers, vous donnez une mauvaise image de l'Égypte», criaient-ils. Encerclé par ses agresseurs, le reporter de Radio France a dû les suivre jusqu'à un point de contrôle militaire. Les soldats l'ont embarqué dans une auto et reconduit plusieurs rues plus loin, à l'écart de la place Ramsès, où se déroulait une intense épreuve de force entre l'armée et les manifestants islamistes, retranchés dans la mosquée.

Un peu plus tôt, je prenais le thé avec des habitants d'une rue voisine de la place Ramsès quand le journaliste belge Jens Franssen et son traducteur Mahmoud Elsobky sont arrivés en trombe, en moto, visiblement en état de choc.

Ils venaient d'aller jeter un coup d'oeil rapide sur la place Ramsès, mais ils y ont été assaillis par des hommes agressifs, prêts à les tabasser. Des passants sont venus à leur secours pour les tirer de ce mauvais pas.

Des histoires comme ça, il y en a eu plus d'une quinzaine au cours des derniers jours, au Caire. Avec une pointe samedi, le jour de l'affrontement avec un millier de manifestants retranchés dans la mosquée Al-Fath.

Dans un rapport publié lundi, le Comité pour la protection des journalistes cite le cas de deux journalistes turcs, arrêtés et détenus pendant le siège de la mosquée.

Un journaliste brésilien, un correspondant du Guardian, une équipe de France 2 et un reporter de Spiegel ont tous été détenus, certains jusqu'à une dizaine d'heures, pendant cette même journée. D'autres ont été attaqués et frappés, parfois sous l'oeil indifférent de la police.

C'est trop pour être une simple coïncidence, note Shaimaa Abulkhir, qui représente le Comité pour la protection des journalistes au Caire. Elle tient à préciser que les Frères musulmans et le gouvernement militaire ont tous deux un lourd dossier d'attaques contre des journalistes. Mais les premiers s'en prennent surtout aux journalistes locaux, qu'ils accusent de travailler pour le gouvernement, tandis que l'armée, elle, vise les correspondants étrangers.

But de cette opération d'intimidation d'une intensité sans précédent: «Ils ne veulent pas que les médias documentent ce qu'ils font sur le terrain.»

Pour dire les choses crûment, ces «gars agressifs», que j'ai moi aussi croisés à deux reprises pendant mon séjour au Caire, n'étaient pas là par hasard. Ils avaient une mission: éloigner les journalistes des points les plus sensibles. Samedi, il s'agissait de vider la place Ramsès jusqu'à la fin du siège.

Et ils ont bien fait leur boulot. Quand l'armée égyptienne a donné l'assaut contre la mosquée Al-Fath, il n'y avait plus grand média indépendant sur la place.

«L'armée a été surprise par des tirs intenses après que des militants soient montés dans le minaret», écrivait le lendemain le quotidien Al-Ahram, proche du gouvernement. «Elle a dû charger la mosquée pour arrêter ces tirs.»

C'est peut-être vrai, et peut-être pas. En absence d'un regard indépendant, difficile de se faire une tête...

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Le gouvernement militaire ne s'est pas contenté de faire peur aux journalistes. Il a aussi fourni publiquement des raisons pour les attaquer. Les médias étrangers ne représentent pas l'offensive de l'armée comme une «action contre le terrorisme», ont déploré des porte-parole du gouvernement lors de deux conférences de presse récentes. Puis, un communiqué accusait ces mêmes médias d'un «biais en faveur des Frères musulmans».

Dans sa guerre pour le contrôle de l'information, l'armée s'est aussi empressée de museler tous les médias locaux favorables aux Frères musulmans. Et la semaine dernière, elle a fermé le bureau d'Al-Jazira au Caire et arrêté son correspondant.

Selon Human Rights Watch, toutes ces restrictions permettent aux autorités militaires de bien "coordonner" leur message. Objectif principal: montrer que «les islamistes sont des terroristes».

Et ça fonctionne. «Il y a des gens dans les rues qui tirent sur des civils, c'est du terrorisme, toutes les chaînes de télé montrent ça», m'a fait valoir le journaliste Gamal Zayda.

Le problème n'est pas que la télévision égyptienne montre des cas réels de violences islamistes: les églises brûlées, l'attaque contre les policiers de Kerdassa, l'assassinat de soldats dans le Sinaï. Le problème, c'est qu'elle ne montre pas autre chose. Et que ceux qui veulent montrer autre chose se retrouvent dans le collimateur de l'armée.

«Aujourd'hui, tous les journalistes sont menacés en Égypte», selon Shaimaa Abulkhair.

Et pas seulement les journalistes. La vérité écope, elle aussi.