Il y a Fazia, jeune Égyptienne tombée enceinte alors qu'elle était techniquement vierge, ayant réussi à préserver son hymen malgré une vie sexuelle on ne peut plus active. Il y a Zizi, une «thérapeute» qui offre à ses clientes des produits censés resserrer leur vagin, question de mieux satisfaire leur mari et de se prémunir contre l'infidélité.

Il y a aussi Muhammad, commerçant cairote qui vend des potions à base d'alfalfa et de roquette, censées stimuler la vigueur sexuelle des hommes, et qui les mélange en récitant des versets du Coran. Commerce populaire dans un pays où l'impuissance masculine est si répandue qu'il est possible de se frayer un chemin dans les méandres de la bureaucratie à coups de comprimés de viagra, en guise de bakchich.

Il y a également Samia, adolescente de 19 ans «vendue» pour un mariage estival qui n'est, en fait, qu'une forme hypocrite de prostitution. Ou Jehane, la prostituée toxicomane qui, contrairement aux femmes de ses clients, est capable de «bouger» au lit.

Et puis il y a Rashad, un Égyptien qui a eu plusieurs amants avant de se résoudre à épouser une femme. Au début, il lui faisait l'amour comme à un homme: personne n'avait eu la bonne idée de le mettre au courant de l'existence et de l'utilité du vagin...

Fazia, Zizi, Muhammad, Jehane, Rashad: cette galerie de personnages est bien réelle et elle est tirée du livre Sex and the Citadel, de la journaliste et immunologiste Shereen El Feki.

Née en Grande-Bretagne, élevée à Toronto, elle a mis cinq ans à explorer la vie sexuelle des musulmans, surtout en Égypte, mais aussi en Tunisie, au Maroc, en Algérie.

Résultat: un livre fascinant qui dépeint un univers de tabous et de misère sexuelle. Mais qui, pourtant, est porteur d'espoir.

Le livre s'ouvre sur une scène surréaliste: Shereen El Feki fait une démonstration de jouets sexuels à un groupe d'Égyptiennes de la classe moyenne cairote. Entre deux gorgées de thé à la menthe, elle explique le fonctionnement d'un vibrateur. Au début, elle se heurte à un silence gêné. Puis, les langues se délient.

«Ma difficulté, ce n'était pas tant d'amener les gens à parler de sexe, mais plutôt, de les arrêter», raconte Shereen El Feki, en entrevue téléphonique depuis Londres.

L'auteure de ce voyage dans les alcôves arabes est née d'un père égyptien et d'une mère britannique. Musulmane pratiquante, elle a eu l'immense avantage de savoir mettre en confiance les femmes et les hommes qui ont accepté de lui confier leurs désirs, leurs craintes et leurs frustrations.

Son livre s'appuie sur les écrits d'une riche brochette de théologiens qui dessinent les contours de ce qui, en matière de sexe, est halal (permis), ou haram (interdit).

Bien sûr, les frontières de l'acceptable sont floues: tout dépend de l'interprétation que l'on en fait. Prenez le sexe anal: un verset du Coran dit aux hommes qu'ils peuvent labourer leur champ de la manière qui leur plaît. Une métaphore ouverte à toutes les interprétations...

Shereen El Feki a lancé sa recherche en 2007, dans le contexte post-11-Septembre. Elle l'a terminée en 2012, dans les convulsions des printemps arabes. Même si ces révolutions ont ouvert la porte à la montée politique des intégristes, elle est convaincue qu'à moyen terme, elles sont porteuses de libération, y compris sexuelle. Pas tout de suite. Il faudra du temps. «Mais le génie est sorti de la bouteille, on ne peut plus le remettre dedans.»

«La société civile se développe, la peur a disparu, aujourd'hui on débat de choses dont on ne parlait jamais avant», constate Shereen El Feki. Les Égyptiens discutent d'athéisme, par exemple, un tabou absolu. Et la parole sexuelle se libère, elle aussi.

Pourquoi se pencher sur les hauts et les bas de la vie sexuelle des Égyptiens et de leurs voisins? Parce que c'est un «prisme» qui permet d'analyser ces sociétés, au-delà de leur simple comportement au lit, dit Shereen El Feki.

Ce qui l'a le plus surprise durant son exploration de la vie intime des Arabes? «C'est l'écart entre ce que l'on dit et ce que l'on fait pour préserver les apparences.» L'obsession de la virginité, surtout, qui nourrit tout un commerce de faux hymens et qui est carrément dangereuse pour la santé des femmes. «Certains médecins refusent de traiter les problèmes gynécologiques des femmes pour ne pas briser leur hymen», s'indigne la chercheuse.

Ce que je retiens de son livre, aussi, c'est l'immense insécurité des hommes, qui explique leur besoin de contrôler les femmes. Et l'ignorance abyssale qui explique tout le reste. Ouvrant la porte aux légendes urbaines, tel ce prétendu «complot sioniste» qui expliquerait l'épidémie d'impuissance masculine!

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Shereen El Feki prend bien soin de relativiser ces verrous sexuels. Elle rappelle qu'ils ne sont pas inhérents à l'islam, et qu'il fut une époque où les moeurs étaient plus libres au Caire qu'à Paris. Et aussi, que le climat sexuel dans le monde arabe ressemble à celui qui prévalait en Occident avant la révolution sexuelle.

La traduction française de Sex and the Citadel paraîtra l'an prochain. À quand une version arabe? L'auteure aimerait bien... mais la distribution d'un tel livre à un public arabophone représente «un défi particulier».

Les Arabes attendent encore leur rapport Kinsey, «bible» américaine du comportement sexuel humain, publié au tournant des années 50. Mais Shereen El Feki en a peut-être écrit le tout premier chapitre.