Il y a 15 ans, Hammadi Kammoun menait une vie tranquille à Tunis avec sa femme et leurs trois enfants. Directeur du principal bureau de poste de la capitale, il ne manquait de rien. Il venait même d'acheter un bateau de pêche en prévision de sa retraite. Les photos de l'époque montrent une famille bourgeoise, tirée à quatre épingles et fixant l'objectif d'un air confiant.

Mais, pour son plus grand malheur, le thonier de plus de 1 million de dollars a attiré l'attention de Mourad Trabelsi, un des nombreux beaux-frères du président Ben Ali, qui a régné sur la Tunisie pendant près d'un quart de siècle et qui a été chassé du pouvoir il y a deux semaines.

Pour prendre possession du bateau qu'il convoitait, Mourad Trabelsi a brisé la vie de Hammadi Kammoun. Et il a forcé toute la famille à l'exil.

Rencontré à Laval, où il s'est installé il y a 10 ans, Hammadi Kammoun a repris le fil de son cauchemar.

Tout a commencé le jour où le beau-frère du président déchu l'a entraîné contre son gré dans une association commerciale pour l'exploitation du thonier. «Mon dossier bancaire avait mystérieusement disparu, je n'avais pas le choix», raconte-t-il. C'est ainsi qu'il a dû céder 10% du bateau à Mourad Trabelsi.

Mais ce dernier voulait davantage. Il voulait le thonier en entier. Devant le refus de Hammadi Kammoun, il l'a fait jeter en prison, où il a été torturé pendant huit jours. Battu, humilié, dévêtu, privé d'eau au point de perdre la voix, il refusait de céder son bateau. «Ils m'ont tout fait», dit-il, les larmes aux yeux. Mais le pire, c'est quand ses tortionnaires l'ont menacé de violer sa femme et sa fille. «J'ai eu peur pour elles, pas pour moi.»

Relâché au bout de 13 jours sans avoir signé l'acte de vente, Hammadi Kammoun n'en avait pas fini avec la famille Trabelsi. Les menaces se sont multipliées. Il pense avoir échappé à des tentatives de meurtre sur la route. Un jour, sa fille et un de ses deux fils ont failli se faire kidnapper par des hommes qui ont surgi d'une voiture gouvernementale.

Sa vie était devenue impossible. Il a fini par comprendre le message. Un jour de l'an 2000, les Kammoun et leurs enfants ont tout laissé derrière eux, y compris le thonier qui est finalement tombé entre les mains du beau-frère du président. Hammadi Kammoun croit que celui-ci s'en est servi pour le trafic de stupéfiants.

En escale à Paris, les Kammoun étaient terrorisés: ils avaient peur de tomber sur des agents du régime. En atterrissant à Montréal, ils ont demandé l'asile politique au Canada.

Ce fut le début d'un nouveau cauchemar. La Commission de l'immigration et du statut de réfugié a rejeté leur demande. «Ils ne nous ont pas crus, et ils ont dit que la famille de la femme du président était très bien», s'indigne Hammadi Kammoun. Pendant six ans, les Kammoun ont utilisé tous les recours possibles pour rester au Canada. Puis, un ultime «examen des risques avant renvoi» a fini, contre tout espoir, par tourner à leur avantage. C'était en juin 2006. Trois semaines avant la date prévue de leur expulsion.

Un Trabelsi à Montréal

Tous ces mauvais souvenirs sont revenus à la mémoire de Hammadi Kammoun, cette semaine, quand il a su qu'un des frères de l'homme qui avait détruit sa vie avait fui la Tunisie pour se réfugier à Montréal.

Et pas n'importe quel frère: Belhassen Trabelsi est l'aîné de cette famille qui s'est approprié la Tunisie sous le règne du président déchu. C'est aussi le chef d'un clan que des diplomates étrangers ont décrit comme une véritable mafia qui monopolisait près de la moitié de l'économie tunisienne.

«Belhassen Trabelsi est le bras armé du clan Trabelsi. Son rôle était considérable dans les opérations de corruption, de menaces et de mise au pas de l'économie tunisienne pour le clan», a dit Nicolas Beau, l'auteur d'un livre sur Leïla Trabelsi, la femme du président en fuite, à ma collègue Laura-Julie Perreault.

Hammadi Kammoun a sa manière de résumer les choses: «Belhassen Trabelsi, c'était le parrain, il est la tête de la famille et il avait le feu vert de la femme du président.»

L'homme de 61 ans travaille aujourd'hui comme gardien de sécurité dans un immeuble du centre-ville. Sa femme, Leïla M'Rad, est préposée aux bénéficiaires dans une résidence pour personnes âgées. La famille Trabelsi, elle, est milliardaire et possède à Westmount un château de 2,5 millions.

Depuis que son chemin a croisé celui des Trabelsi, Hammadi Kammoun vit dans la peur. Et cette peur a resurgi du passé, à l'annonce de l'arrivée de Belhassen à Montréal.

Mais, surtout, il n'en revient pas de voir que le chef de la famille qui lui a causé tant de malheur puisse demander aujourd'hui l'asile politique au Canada. Lui, le vrai réfugié, a vu sa demande rejetée et a dû se battre pendant six ans pour pouvoir finalement rester au Canada. Et Belhassen Trabelsi, avec tous ces crimes sur la conscience, pourrait attendre tranquillement que son dossier soit jugé à Montréal au lieu d'être renvoyé illico dans son pays pour faire face à la justice?

«J'ai la rage au coeur, dit sa femme, Leïla M'Rad. Cet homme a fait beaucoup de mal aux gens. Ce n'est pas correct qu'il reste ici. Il doit être expulsé rapidement en Tunisie. Il doit rendre l'argent qu'il a volé.»

Mais les choses ne sont pas aussi simples. Avant même que le Canada ne révoque son statut de résident permanent, décision qu'il conteste devant les tribunaux, Belhassen Trabelsi n'a pas pris de risque et a réclamé l'asile politique au Canada.

S'il l'estime coupable de crimes graves, le ministère de l'Immigration peut décider de ne pas remettre sa demande à la Commission de l'immigration et du statut de réfugié. Mais l'aîné des Trabelsi peut contester cette décision. Il faudra alors attendre qu'un tribunal tranche.

La Commission elle-même a la possibilité de traiter la demande en priorité, ce qui éviterait de longs délais. Mais là encore, si sa demande d'asile était rejetée, Belhassen Trabelsi pourrait contester cette décision.

Faute d'un traité d'extradition avec la Tunisie, le Canada ne pourrait-il pas poursuivre le «parrain» tunisien devant ses propres tribunaux? Oui, s'il avait commis des crimes contre l'humanité. Mais la juridiction universelle ne s'applique pas aux crimes de droit commun...

Le gouvernement n'a pas beaucoup de prise pour renvoyer Belhassen Trabelsi en deux temps, trois mouvements. Et pour la famille Kammoun, qui s'est battue pendant des années pour pouvoir rester au Canada, ce n'est ni plus ni moins qu'une aberration.

Photo: Martin Chamberland, La Presse

Hammadi Kammoun travaille aujourd'hui comme gardien de sécurité. Sa femme, Leïla M'Rad, est quant à elle préposée aux bénéficiaires dans une résidence pour personnes âgées.