Au petit matin du 24 mars 1989, on a frappé vigoureusement à la porte de la maison de Riki Ott, une pêcheuse du petit village de Cordova, en Alaska. Riki Ott n'est pas seulement pêcheuse. On l'appelle aussi «docteure». Elle possède en effet une maîtrise et un doctorat en pollution marine. Quand elle a ouvert la porte de sa chaumière juchée au sommet d'une colline, elle a reconnu l'homme venu lui annoncer la terrible nouvelle: «We've had the Big One!»

La tragédie maritime longtemps redoutée venait de se produire. Un pétrolier, l'Exxon Valdez, venait d'éventrer sa coque sur le récif Bligh, un haut-fond bien connu et bien identifié. La marée noire s'était rapidement répandue dans la nuit - 242 000 barils de pétrole -, et la carcasse immobilisée du pétrolier continuait de répandre son contenu, recouvrant le majestueux golfe du Prince William sur des kilomètres à la ronde. Ce matin-là, la vie de Riki Ott venait de changer à tout jamais, comme celle de tous les habitants du petit village de pêche de Cordova, les principales victimes de la tragédie de l'Exxon Valdez.

 

Dans pareille situation, l'efficacité d'un plan d'urgence doit son succès à la rapidité de l'intervention pour limiter la dispersion du pétrole. Ce plan n'a jamais pu être appliqué puisque la barge de récupération, qui venait de subir des travaux majeurs, était tout simplement inopérante. Quatre jours après l'accident, une violente tempête a éclaté. Sous la force des vents, le pétrole s'est répandu le long du golfe du Prince William, jusqu'au golfe de l'Alaska. La marée noire a touché les côtes alaskiennes, jusqu'à 3000 kilomètres de son point d'impact. Des dizaines de millions de gallons de pétrole se sont incrustés un peu partout, sur les plages, sur les roches, sur les arbres. Des vagues de pétrole, d'un mètre d'épaisseur, s'échouaient sur les plages de certaines baies. Plus de 300 000 oiseaux marins ont péri en raison du déversement, en plus des 3500 loutres de mer, 300 phoques communs, 250 aigles et une vingtaine d'épaulards.

Exxon a organisé une gigantesque corvée, employant des milliers de personnes pour nettoyer les berges souillées, dans ce qui allait devenir l'une des plus importantes campagnes médiatiques pour rehausser l'image publique de la compagnie. Or, les méthodes employées ne faisaient pas l'unanimité et n'avaient rien de sécuritaire. (...)

Ce n'est que 10 ans plus tard que l'on a mesuré l'ampleur de la catastrophe: dans les archives médicales d'Exxon, on a découvert 6722 demandes d'indemnités pour des problèmes respiratoires, ce qui représente environ les deux tiers des employés affectés à la corvée de nettoyage. Exxon a omis d'informer les autorités fédérales et les dirigeants de la santé publique. Devant la multiplication de poursuites en justice, Exxon a obtenu, en 1993, un jugement favorable d'un tribunal de l'État de l'Alaska pour bloquer l'accès public à ses dossiers médicaux. Les archives médicales sont depuis sous scellés, jusqu'en 2023...

On estime aujourd'hui que cette vaste opération de nettoyage n'a permis la récupération que de 3% du pétrole déversé. Le reste demeure bien dissimulé sous les roches, dans le sol, dans la mer, dans tout l'écosystème de cette région. Vingt ans après la catastrophe écologique, on retrouve encore du pétrole sur les plages du golfe du Prince William.

La catastrophe écologique s'est transformée rapidement en désastre économique. La pêche aux saumons, aux harengs, aux crabes et aux crevettes a été interrompue en raison des risques évidents de contamination. La peur s'est emparée des marchés. Personne ne voulait plus consommer le poisson de l'Alaska, et plus d'une vingtaine de communautés ont été directement touchées par les sombres retombées de la marée noire. La suite des événements en cascade s'est transformée en véritable cauchemar pour les populations riveraines. Les populations de harengs furent affectées par une étrange maladie de leur système immunitaire, les populations de saumons ont été réduites à une peau de chagrin et l'ensemble de l'industrie de la pêche, qui soutenait les communautés locales, s'est rapidement effondrée. La sympathique communauté de Cordova a sombré rapidement dans la dépression. Une dépression économique, qui a engendré rapidement une réelle détresse psychologique pour ces travailleurs de la mer et leur famille. (...)

Une saga judiciaire interminable

En 1994, Exxon a été condamnée devant la cour à payer une amende de 5 milliards pour les dommages réels causés par le déversement et 5 autres milliards en dommages punitifs. Le jour du verdict, Exxon a annoncé à la presse que la compagnie allait utiliser «tous les recours juridiques possibles pour renverser cette décision». Sur ce point, la compagnie a tenu parole.

Dans une saga judiciaire opposant les petits habitants de Cordova à l'une des plus puissantes compagnies sur cette planète, Exxon a subi revers sur revers. Malgré les défaites devant les tribunaux, Exxon a toujours refusé de payer l'amende imposée par les différentes cours de justice. La compagnie a utilisé le système judiciaire pour gagner du temps et engranger des intérêts sur l'amende qui lui a été infligée. Il aura fallu attendre près de 20 ans après la tragédie de l'Exxon Valdez pour que la Cour suprême des États-Unis rende son verdict. Le 26 juin 2008, Exxon a vu sa condamnation réduite à une peine de 507 millions pour dommages punitifs, soit le dixième de la sentence initiale... Cette somme représente environ quatre jours de profits pour la désormais célèbre compagnie Exxon Mobil.

L'industrie de la pêche ne s'est jamais relevée de la catastrophe, et l'on évalue les pertes annuelles pour le petit village de Cordova à environ 100 millions par année.

La biologiste Riki Ott a consacré les 20 dernières années de sa vie à la tragédie de l'Exxon Valdez. Son livre, Not One Drop, qui documente le combat inégal de simples citoyens contre le pouvoir de l'or noir, vient de paraître. La saga de l'Exxon Valdez était si complexe qu'elle risquait de sombrer dans l'oubli. Pourtant, cette semaine, des larmes d'espoir ont coulé dans la petite communauté de Prince William quand un cinéaste d'ici, Robert Cornellier, est allé présenter son film: Black Waves - The Legacy of the Exxon Valdez, à la communauté de Cordova. Le réalisateur a consacré cinq ans de sa vie à documenter cet incroyable drame humain, pour s'assurer que les paroles de ces victimes flouées par le système politique et judiciaire puissent s'inscrire à tout jamais dans le grand livre de l'histoire. Son film, présenté cette semaine lors de l'ouverture du volet ÉcoCaméra des Rencontres internationales du documentaire de Montréal, est un vibrant plaidoyer pour une plus grande justice sociale.

Exxon Mobil a refusé de collaborer au film. Exxon Mobil a annoncé des profits de 160 milliards au cours des cinq dernières années, ce qui en fait l'entreprise la plus rentable de l'histoire.

Un problème mondial

On a recensé plus de 500 déversements importants dans le monde depuis le tragique accident de l'Exxon Valdez. Plus de 1,5 million de tonnes de pétrole ont ainsi été répandues dans la nature, ce qui équivaut à 40 fois la catastrophe de l'Exxon Valdez au cours des 20 dernières années. Selon les récentes estimations, on recense environ deux déversements importants par mois sur la planète. Cette tragédie n'est pas sans rappeler celle de l'Irving Whale, le 7 septembre 1970, au large des Îles-de-la-Madeleine. Le pétrolier s'est échoué dans le golfe du Saint-Laurent, déversant une partie de ses 4200 tonnes de pétrole lourd et 6800 litres de carburants contenant sept tonnes de BPC, souillant les plages de l'archipel. Les Madelinots revendiquent encore aujourd'hui pour le retrait des quelque 200 000 sacs de pétrole contaminé, enfouis dans les dunes des îles. La compagnie Irving n'a pas eu à verser de dommages punitifs.

Des réserves importantes d'hydrocarbures dorment au fond du Saint-Laurent, dans un secteur situé à environ 80 kilomètres des Îles-de-la-Madeleine. Les pressions sont fortes pour que débutent rapidement l'exploration et l'exploitation de cette «manne». Les promoteurs, et parmi eux des partis politiques en pleine campagne électorale, assurent que l'exploitation se fera dans le plus grand respect des normes environnementales et que rien ne saurait perturber l'industrie de la pêche. C'est aussi ce que l'on avait promis aux pêcheurs de la petite communauté de Cordova, en Alaska...

L'auteur est biologiste, photographe et cinéaste. Il a été chef de trois missions à bord du voilier Sedna IV, dont la plus récente en Antarctique. Il signe chaque semaine une chronique dans nos pages.