Quand j'étais petite, je suis tombée amoureuse de Dracula. J'avais fait croire à ma cousine, plus jeune, que j'avais un amoureux sombre et mystérieux, qui ne se manifestait que la nuit et connaissait des secrets vieux de plusieurs siècles. Allez savoir comment j'avais réussi à rationaliser l'aspect «suceur de sang» et «meurtrier en série», mais la chose me semblait être un défaut pour laquelle la femme amoureuse devait avoir de l'indulgence, comme le manque d'ordre ou une affection un peu trop prononcée pour les matchs de golf télédiffusés: c'est dommage, mais on fera avec.

Adolescente, je suis retombée amoureuse de Dracula. Le film de Coppola venait de sortir, j'avais 15 ans et, malgré mes prétentions, j'étais fort peu originale: la sensualité trouble et exacerbée du vampire m'émoustillait et, puis, il y avait cette phrase, tout en haut de l'affiche: «Love never dies». L'amour ne meurt jamais.

 

Les années ont passé et avec elles s'est installée la solide conviction qu'au bout du compte, un amant vivant valait tout de même mieux qu'un vampire et que la simplicité avait peut-être meilleur goût, après tout. Le «Love never dies» de Dracula a fait place au «Everything ends» de Six Feet Under. Tout passe.

On survit à la mort d'autrui, je suppose, comme on veut, ou comme on peut.

Discussion musclée avec une vieille amie à la suite de ce constat en apparence totalement navrant: sommes-nous devenues cyniques ou lucides? Et si c'est la lucidité qui l'emporte, est-ce que cela signifie qu'avec le temps les rêves d'amour éternel s'enfuient irrémédiablement? J'en ai toujours un peu voulu à Léo Ferré d'avoir écrit une des plus belles chansons de la langue française autour de l'idée tragique et souvent trop vraie qu'avec le temps, tout s'en va. On veut rester optimiste, au fond. Et si naïveté n'annonçait pas presque inévitablement déception, on y resterait bien au chaud, j'en suis certaine.

Alors nous avons parlé de la résilience extraordinaire que peut avoir le sentiment amoureux et du fait qu'au bout du compte, le seul geste, la seule chose que l'humain peut élever contre la mort reste l'amour. Les travailleurs de la mort qui la côtoient chaque jour le savent sans doute beaucoup mieux que nous, qui passons le plus clair de notre temps à la nier activement, à l'occulter par notre hyperactivité, à la noyer dans le tourbillon trop souvent stérile de notre quotidien.

Pourtant j'en connais qui sont restés derrière, qui ont vu se fermer les yeux de leurs plus grands amours, qui ont survécu grâce à leurs souvenirs parce que plutôt que de se laisser couler par eux, ils ont choisi d'en faire des ponts, des bulles d'air, des pieds de nez à cette mort qui aurait voulu tout leur enlever.

J'en sais aussi qui se sont relevés du gouffre du deuil pour aimer de nouveau, pour aimer au-delà du deuil et qui sont pour moi des preuves vivantes que le geste d'amour demande plus de courage, de lucidité et d'abandon que tout autre.

C'est la mère de mon amie qui a clos notre discussion. Une femme un peu étrange et d'une intelligence qui fait presque peur, elle a perdu ses parents, un frère et un mari. «Everything ends, a-t-elle confirmé. Mais love never dies.» Tout passe, mais l'amour ne meurt jamais.

POST-SCRIPTUM

1) Pour ceux qui voudraient gracieusement et tout à fait étrangement faire le pont entre l'Halloween et la Saint-Valentin, entre mort et amour (dans cet ordre déconcertant), il faut voir le très, très troublant film Kissed, de la réalisatrice montréalaise Lynne Stopkewich, sorti il y a plus de 10 ans. Malaise, étonnement, malaise, éblouissement, malaise, émotion, et re-malaise. Et puis, peut-être, re-émotion.

2) Pour ceux qui auraient la soudaine envie de se moquer un peu de la mort (avec respect toujours, on ne voudrait pas tenter le yable), il faut aller marcher un joli dimanche d'automne dans un cimetière. Des couples et des familles qui sont venus saluer ceux qu'ils ont aimés marchent dans les allées paisibles et on peut entendre des enfants lire joyeusement sur les pierres tombales les noms à jamais conjoints d'époux depuis longtemps disparus.

3) Pour ceux qui aiment l'amour et savent qu'il peut défier la mort, il faut écouter et réécouter Gilles Vigneault. Parce que «Si les bateaux que nous avons bâtis prennent la mer avant que je revienne, cargue ta voile, aussi la mienne, fais comme si nous en étions toujours les capitaines/ Si les trésors dont nous avions la clé le plan la carte et la belle aventure n'étaient qu'imposture, évoque les par des drapeaux de plus dans les mâtures / Loin comme l'Angleterre, je t'aimerai».