J'ai rencontré Sally pour la première fois il y a de cela deux étés, sur une plage dans le Maine. Je la voyais chaque jour en marchant sur l'étendue de sable clair à marée basse. Elle était assise devant une grande maison blanche, sous un parasol bleu clair, un golden retriever toujours couché près d'elle. Elle ressemblait à ces reportages un peu ennuyeux du Vanity Fair sur la famille Kennedy ou toute autre forme de royauté est-américaine.

Des plages, du bleu et du blanc à profusion, des enfants aux mâchoires surnaturellement larges et aux dents trop blanches, des dindes luisantes lors de Thanksgiving, de petites églises encore assidûment fréquentées le dimanche, au moins trois ou quatre fils impliqués dans le Parti démocrate.

Un matin, le golden retriever de Sally est venu vers moi et une conversation presque trop bon enfant s'est engagée (avec Sally. Le golden - Good Boy de son nom - avait environ 108 ans et était peu jasant. Sally, à au moins 80, avait une verve à faire rougir ma génération tout entière). Nous parlions doucement du Maine, où elle passait tous ses étés depuis plus de 50 ans, de Boston où elle vivait, de cette Amérique qu'elle incarnait presque inconsciemment et qui ressemblait plus à un catalogue de Ralph Lauren qu'à un numéro du Shotgun Weekly.

Et soudain, moment de grâce sur la plage toujours gracieuse de ce coin de pays: Sally me demande mon nom et d'où je viens et s'exclame en français, avec un drôle d'accent: «Mais je suis née à Québec!» Coup de théâtre, exclamations démesurées de ma part comme si le Québécois se faisait rare dans le Maine, décision de m'asseoir dans le sable à côté d'elle malgré le bikini encore mouillé et sincère consternation en constatant qu'il n'est que 9h45 du matin et que l'idée d'aller chercher deux gin tonics pourrait sembler incongrue, même à une «wasp» d'adoption de 80 ans.

Mais gin tonic il y a eu par la suite. Sally ne s'appelle pas Sally, mais Solange. «Il m'appelait Solly au début, mais personne ne comprenait ici, alors c'est devenu Sally.» «Il», c'est Edward, l'homme que Sally a rencontré à Québec lors du Nouvel An alors qu'elle n'avait que 17 ans.

Il avait 26 ans («an old man! Un vieux pour moi!») mais Edward était persistant et surtout très très riche. Sally venait d'une famille francophone et bourgeoise qui considérait qu'un Bostonien fortuné et propre de sa personne était plus qu'un bon parti: c'était le Xanadu matrimonial.

Le rêve américain

Dans son français un peu écorché et son anglais précieux, Sally m'a raconté son mariage et sa vie de jeune femme à Boston, son abandon graduel et inconscient de son passé et de sa culture québécoise. «Qu'est-ce que la vie avait pour moi là-bas? Nothing, really.» Qu'est-ce que les États-Unis avaient? «Dreams! On pouvait déjà rêver ici, en...» - elle avait fait un geste coquet, elle refusait de dire son âge.

Sally rêvait de bonheur et de prospérité. D'amour? «Oh, dear, no! Pas encore!». Sally rit toujours quand elle parle d'amour, comme s'il s'agissait d'une chose vaguement taboue, un peu absurde et certainement superflue qui ne devrait pas être mentionnée - enfin certainement pas sur la plage, à une jeune inconnue au derrière perpétuellement couvert de sable.

«I fell in love with Edward il y a quelque chose comme 15 ans», a-t-elle quand même dit un soir. Les enfants étaient partis depuis longtemps, les petits-enfants venaient de temps en temps et dans la solitude à deux d'un matin de mai, devant la mer, elle avait réalisé qu'elle aimait l'homme qu'elle avait marié 30 ans auparavant.

«Such a good man.» Edward est décédé en 2002. «Je suis désolée», avais-je dit bêtement à Sally. «Mais non. J'ai eu une vie superbe dans ce pays.» Et elle avait ajouté, en regardant l'océan gris: «Maintenant, tu peux rêver partout dans le monde.»

Elle était complètement déconnectée du reste du monde, et même du sien. Mais j'ai encore souvent envie de la croire - et presque toujours de la difficulté à ne pas le faire.

POST-SCRIPTUM

> Sur la plage, j'ai vu au moins 10 fois un couple d'ados. Elle était blonde, lui brun, ils avaient l'air tout droit sortis d'une mauvaise série pour ados, et ils étaient parfaits. Et la question que je me posais chaque fois, en les voyant s'embrasser timidement avant de se laisser à la brunante devant l'épouvantable charge de romantisme qu'est l'océan : qu'est-ce qui est venu en premier: les amours adolescentes ou les idées clichés qu'on s'en fait?

> Je me suis trouvée très stupide quand une connaissance m'a raconté qu'elle avait eu un coup de foudre pour un Californien qui avait huit ans de moins qu'elle. Elle s'était exilée sous le photogénique soleil de Palm Springs et avait réalisé, trois ans plus tard, qu'elle était profondément amoureuse du même homme, mais pour des raisons complètement différentes. Et que cet amour-là était 10 fois plus solide. «Comme quoi, tout est possible», avait-elle dit. «Où, en Californie?» Elle m'avait regardée avec lassitude. «Non. En amour.»