Je vous parlais la semaine dernière de tous ces citoyens qui font un pied de nez à l'administration montréalaise en fleurissant eux-mêmes des espaces publics abandonnés. Mais il n'y a pas que des fleurs qui s'épanouissent dans le dos des autorités municipales. Il y a aussi, plus rarement, des oeuvres d'art qui poussent sans demander la permission.

Ceux qui empruntent l'échangeur Parc-des Pins nouvellement aménagé l'ont peut-être remarqué. Depuis quelques jours, une mystérieuse sculpture bleue trône illégalement sur un terre-plein au pied du mont Royal, en plein coeur de la ville. C'est l'oeuvre de Glen Lemesurier, cet orfèvre de l'acier à qui l'on doit le Jardin du crépuscule, une émouvante galerie d'art à ciel ouvert née sur un terrain vague entre l'avenue Van Horne et la voie ferrée du CN. Un jardin de sculptures, tout en poésie, que l'artiste, à ses débuts, nourrissait généreusement en cachette la nuit. Huit ans plus tard, il n'a plus à se cacher. Si son jardin n'est malheureusement toujours pas protégé, il a à tout le moins la bénédiction des autorités municipales et est souvent cité en exemple lorsque l'on parle de la vitalité artistique montréalaise.

J'ai rencontré Glen Lemesurier hier matin dans son grand atelier bric-à-brac de l'avenue Van Horne. Le regard vif, le sourire malicieux, il était tout excité, tel un enfant qui viendrait de faire un mauvais coup. «Elle est encore là?» demandait-il, à propos de son oeuvre d'art clandestine de l'échangeur des Pins. Oui, hier matin, elle était toujours là. Reste à savoir pour combien de temps encore.

L'artiste a sorti deux chaises pliantes et les a posées sous un arbre, dans le jardin éclectique à l'arrière de son atelier. Nous nous sommes assis au bord du chemin de fer comme on s'assoit au bord de la mer. Un train est passé, orange et bruyant. L'artiste a salué de la main le conducteur. «Les employés du chemin de fer me connaissent. Ils viennent parfois visiter mon atelier», dit l'artiste qui aime créer des oeuvres d'art à partir de pièces de locomotive recyclées.

Depuis quelques jours, après avoir reconnu son empreinte dans l'oeuvre d'art de l'échangeur Parc-des Pins, des gens viennent le voir en disant: «Hey! Glen! C'est toi qui as fait ça?» Certains pensaient qu'il avait gagné un concours d'art lancé par la Ville. Il aurait bien aimé. Le seul hic, c'est qu'il n'y a pas eu de concours. «De toute façon, je ne gagne jamais de concours et je m'en fous!» dit l'artiste qui a tout de même réussi à se faire remarquer par le Cirque du Soleil et l'hôpital Douglas, pour qui il a créé des oeuvres.

Bien que l'arrondissement du Plateau Mont-Royal ait lancé l'automne dernier une vaste consultation citoyenne pour déterminer la vocation de ces nouveaux espaces et que l'idée de lancer un concours ait été évoquée, on nous dit qu'il faudra une nouvelle consultation à l'automne pour en savoir davantage. «On n'en était encore pas à savoir si l'on met de l'orange dans la salle de bain mais plutôt à déterminer où serait la salle de bain», m'explique, de façon imagée, Marc Snyder, conseiller politique de la mairesse de l'arrondissement.

Ne consultant que son impatience et son intuition artistique, Glen Lemesurier a décidé que la salle de bain serait bleue et qu'il était le gagnant autoproclamé d'un concours qui n'a jamais eu lieu. L'oeuvre, qui n'est qu'une maquette, précise-t-il, s'appelle Kalliopie, du nom de la déesse grecque de la musique. Du nom aussi de la serveuse préférée de Glen dans le casse-croûte qui lui sert de deuxième maison, avenue Bernard Est. «Ils me nourrissent depuis tant d'années!»

L'étonnante déesse grecque est donc descendue du «pick-up» d'un ami de l'artiste, mardi dernier vers 16h30, pour s'asseoir sans demander la permission au beau milieu de l'échangeur Parc-des Pins. Elle est faite de tuyaux de cheminée, de conduits de ventilation et de bidons d'huile recyclés. Le tout peint d'un bleu ciel éclatant destiné à apaiser les automobilistes qui descendent à vive allure la côte de l'hôpital Royal Victoria vers l'avenue du Parc. «Les gens s'arrêtent quand ils voient l'oeuvre. Et leur visage change. Ça les calme.»

Pourquoi l'artiste a-t-il senti l'urgence de faire naître une oeuvre d'art là? Parce que ça le démangeait. Parce qu'il trouve que l'administration municipale met trop de temps à accoucher. «Ce qu'ils font en un an, je le ferais en 20 minutes!» lance-t-il, sourire en coin. Parce qu'il aime Montréal, mais constate qu'en matière d'art public, la Ville est en retard. «Allez voir ce qui se fait à Toronto! Allez voir ce qui se fait en Suisse! Là-bas, même dans les petites villes, l'art est dans la ville et cela va de soi!»

Le message de sa déesse grecque au pied du mont Royal? «Art rocks! Let's do it!» lance l'artiste anglophone dont le père est gaspésien et la mère, franco-ontarienne.

Un jour, Glen Lemesurier veut retourner vivre en Gaspésie, au bord de la mer. Son coeur est là-bas, dit-il. En attendant, sur sa drôle de plage avec vue sur le chemin de fer, havre de toutes les déesses grecques de son imagination, pas question pour lui de regarder les trains passer.