Qui a dit que le rôle des juges de la Cour suprême du Canada s'est politisé depuis l'adoption de la Charte des droits ?

Un poste est vacant au plus haut tribunal depuis le mois dernier, avec le départ de Michel Bastarache. Et la seule question politique soulevée un peu bruyamment à cette occasion fut celle-ci : faut-il absolument un candidat bilingue ?

Techniquement, ce sera le deuxième juge nommé par Stephen Harper. En vérité, le premier ministre conservateur a hérité d'une liste de trois noms choisis après un long processus, et c'est ainsi que Marshall Rothstein a été nommé en 2006.

Cette fois, le gouvernement conservateur contrôle le jeu. Mais le radar n'indique aucune discussion sur un enjeu politique spectaculaire.

L'exemple américain

Par contraste, les nominations à la Cour suprême des États-Unis sont un enjeu électoral majeur. John McCain et Barack Obama (décevant) sont tenus de prendre position sur chaque nouveau jugement, que ce soit sur Guantanamo, le port d'armes ou la peine de mort.

Depuis 40 ans, les républicains tentent de faire pencher la Cour suprême américaine du côté conservateur, ce qui n'a pas réussi complètement. Malgré d'incessants efforts, la décision légalisant l'avortement (Roe c. Wade, 1973) est toujours en vigueur.

George W. Bush a nommé deux candidats conservateurs (le juge en chef John Roberts et Samuel Alito) pour remplacer un conservateur et une modérée. Sur plusieurs questions, l'aile droite n'est pas majoritaire. Notamment parce que des juges nommés par des présidents républicains ont déçu les conservateurs, le plus évident étant David Souter, nommé par Bush père, qui se range dans l'aile libérale de la Cour. Le juge qui tranche entre les deux camps est maintenant Anthony Kennedy, nommé par un autre président républicain, Ronald Reagan.

Comme il n'y a pas d'âge obligatoire pour la retraite (ici, c'est 75 ans), le juge John Paul Stevens, un des leaders de l'aile progressiste, s'accroche à son poste à 88 ans, dans l'espoir sans doute que son successeur sera choisi par un président démocrate.

Nominations conservatrices

Mais au Canada ? Tout se passe comme s'il n'y avait aucun enjeu idéologique. Pourtant, il n'y a pas si longtemps, les maîtres à penser de Stephen Harper ne se gênaient pas pour critiquer l'orientation que la Cour suprême, « activiste », a donnée au système de justice canadien depuis 25 ans. Sauf que depuis leur élection, le thème est presque disparu du discours.

On aurait pu croire qu'un changement majeur allait se produire avec l'économiste Harper, puisque pour l'essentiel, de Pierre Trudeau à Jean Chrétien en passant par Brian Mulroney, les premiers ministres du dernier quart de siècle, trois avocats, partageaient la même philosophie judiciaire.

Eh bien, jusqu'ici, on assiste plutôt à une continuité. Les nominations judiciaires conservatrices jusqu'à maintenant ne sont pas marquées par un projet idéologique clair, même si on a placé un policier dans les comités de sélection.

Les nominations au Québec n'ont rien à envier à celles faites par les libéraux et ne

sont pas plus teintées politiquement.

Il ne faut pas s'attendre à ce que ce soit différent pour la Cour suprême. Quoi qu'on ait pu dire des effets de la Charte, les divisions idéologiques d'ici ne se comparent nullement à celles à l'oeuvre devant les tribunaux américains. Les plus « à droite » ont parfois été nommés par les libéraux ; et s'il y a un projet politique de « paqueter » la Cour pour revoir la décision Morgentaler (1988), il est aussi vain que secret...

Contre-poids

Les conservateurs ont annoncé le 28 mai qu'ils suivront un processus de sélection semblable à celui mis en place par les libéraux en 2005, et qui a abouti à la nomination de Marshall Rothstein.

D'abord, le ministre de la Justice, Rob Nicholson, consultera les procureurs généraux des provinces maritimes (le juge Bastarache vient du Nouveau-Brunswick), ainsi que les membres de la communauté juridique (avocats, juges en chef). Le public pourra aussi envoyer des noms par courriel.

Le ministre dressera une liste (les libéraux avaient fixé le maximum à huit, les

conservateurs ne précisent pas). Cette liste sera soumise à un comité de sélection formé de cinq députés : deux conservateurs, un libéral, un bloquiste, un néo-démocrate.

Les libéraux avaient placé dans ce comité des doyens, bâtonniers, juge à la retraite et un membre du public. Les conservateurs ont éliminé ces invités, ce qui enlève du poids au milieu juridique, que les conservateurs trouvent généralement peu sympathiques à leurs idées. Ils ne s'en sont pas expliqués. Cela ne fera qu'affaiblir ce comité.

Quoi qu'il en soit, une liste finale de trois noms sera remise au premier ministre.

Deux noms reviennent déjà régulièrement : la juge Margaret Cameron, de la Cour d'appel de Terre-Neuve, qui préside une commission d'enquête sur les erreurs de dépistage du cancer du sein dans cette province ; et Thomas Cromwell, de la Cour d'appel de Nouvelle-Écosse. Les deux sont très respectés... et bilingues.

Le candidat choisi fera ensuite face à une séance de questions au Parlement, comme le juge Rothstein, qui s'en était fort bien tiré. Les députés n'ont pas, comme aux États-Unis, de droit de veto sur la nomination.

Seul hic : la Cour va devoir travailler à huit au moins jusqu'au milieu de l'automne, car le comité ne sera formé qu'à la reprise des travaux parlementaires. Le départ du juge Bastarache est pourtant annoncé depuis le 9 avril !

Le système est loin d'être parfait, et même s'il a régressé avec cette nouvelle formule, il a beaucoup gagné en transparence, comparé au temps où le premier ministre se contentait de présenter l'heureux élu après un processus de consultations secrètes.

Alors, a-t-on politisé la fonction avec ce mode de sélection ? C'est plutôt le contraire : les candidats devront très clairement faire consensus. Les conservateurs sont minoritaires au comité de sélection. Et s'ils s'avisaient de présenter une liste initiale qui n'était pas sérieuse, cela se saurait assez vite. On a donc une sorte de contre-poids institutionnalisé, ce qui est déjà une amélioration nette.