J'ai vu tous les films de Xavier Dolan (sauf Les amours imaginaires) et je les ai tous aimés. C'est néanmoins avec une légère appréhension que j'attendais Juste la fin du monde. Serait-ce l'un ces films lents, verbeux et prétentieux dont un certain cinéma français a le secret ? Y retrouverais-je le Dolan qu'on connaît ?

Eh bien oui. Même s'il a encore changé de registre - ce diable d'homme se renouvelle constamment -, Dolan met sa propre griffe à ce qui est à plusieurs égards un film français.

Français, encore que... Ce film est déroutant.

Dans les magnifiques premières images du début, qui se télescopent avec les préparatifs du buffet qui attend l'enfant prodigue, on voit défiler un paysage semi-banlieusard avec ses escaliers extérieurs, et des villageois ventripotents jasant sur leur perron. On est donc au Québec ?

Pas vraiment, car ce qui se passe, dans l'étouffant huis clos familial qui va suivre, ne peut être qu'en France, avec les allusions aux « châteaux » et aux « vignobles », et des personnages qui se parlent, jurent et se chamaillent en pur français de France.

Ailleurs dans le film, on apprend que la maison est à 40 minutes de l'aéroport. On pourrait donc être à Saint-Eustache, où les extérieurs ont été tournés... Par contre, Louis y a atterri le matin, après un vol de nuit. Il aura donc voyagé de Montréal à Paris.

Ces incongruités sont le fait de Dolan lui-même, ce maniaque du détail. Il a choisi de ne pas situer l'action, peut-être pour nous dire qu'elle se passe nulle part, ou n'importe où, bref pour lui donner une portée universelle.

Le thème du retour évoque le très beau Tom à la ferme, mais si les deux films ont en arrière-scène la tragédie du sida, l'homosexualité n'est pas un thème ici.

Contrairement à celle de Tom à la ferme, la famille dysfonctionnelle qui accueille Louis avec un mélange de nervosité et d'affection accepte son homosexualité.

Ce qui va gâcher ces retrouvailles, c'est le ressentiment qu'éprouvent la mère, la jeune soeur et le frère aîné à l'endroit de celui qui n'a donné de ses nouvelles, depuis 12 ans, que par des cartes postales. Il les a ignorés, voire méprisés, croient-ils, lui qui est devenu une vedette du monde du théâtre. Le frère, modeste ouvrier, se réfugie dans la colère, la petite soeur névrosée dans le pot. La mère, malgré son maquillage tapageur, reste l'archétype maternel : elle tente de faire la paix tout en nourrissant amoureusement ses enfants.

Au son de la musique infiniment triste de Gabriel Yared, tout ce monde bégaie, hésite, se reprend, amorce des aveux sans les terminer, s'étreint, s'affronte, glisse dans l'abîme du silence.

Comme si, dans ce choc continu d'émotions à fleur de peau, il n'y avait plus de place pour la parole. Seuls subsistent les malentendus.

Quand Louis tente de confier à son frère les hésitations qu'il a éprouvées à l'aéroport, ce dernier croit entendre une vantardise de grand voyageur. Quand Louis veut revoir l'ancienne maison familiale, sa timide requête est rejetée : voyons, ce n'est qu'une vieille baraque... Quand Louis finit par amorcer son terrible aveu : « Je vais partir... », la famille l'interrompt furieusement, se sentant une fois de plus rejetée. Quoi, il a un rendez-vous ailleurs ?

Pourquoi Dolan, ce cinéaste si disert dans la vraie vie, crée-t-il des personnages incapables de communiquer, voire à demi mutiques (la voisine dans Mommy, la belle-soeur dans La fin du monde) ? Pourquoi cette longue absence de Louis ? Pourquoi ce besoin d'annoncer sa mort prochaine à une famille qu'il a toujours négligée ?

Mais Dolan n'a pas choisi de faire un film psychologique ni même de narrer une histoire. À coups de très gros plans qui renforcent l'impression d'enfermement, ce qu'il nous donne à voir, c'est l'essence d'un drame, comme ce qui reste d'une sauce qu'on a fait réduire au point de ne plus savoir quels ingrédients elle contenait.

La chanson de Camille qui ouvre le film recèle-t-elle une explication ? Home Is Where It Hurts - à la maison c'est là où ça fait mal... Sans trop savoir pourquoi, on sort de ce film ému, secoué et envoûté, au son du déchirant Natural Blues de Moby.