La chaîne d'information continue Al Jazeera America (AJA) entre en ondes, aujourd'hui, immédiatement disponible dans 45 millions de foyers américains. Fondée en 1996 par un émir du Qatar et diffusant à ses débuts uniquement en arabe, l'entreprise atteint aujourd'hui 260 millions de foyers dans 130 pays par le biais de sa chaîne en langue anglaise, Al Jazeera English. Cette dernière n'est cependant pas parvenue à se constituer un auditoire respectable aux États-Unis.

Cette fois, on met le paquet.

AJA a investi une fortune dans l'aventure, débauché des journalistes et cadres expérimentés dans les autres grands réseaux, de MSNBC à CBS, et ouvert 12 bureaux sur le territoire américain. Celui de New York, somptueusement aménagé en plein coeur de Manhattan, agira comme tête d'antenne. AJA a aussi mis en ligne un site internet (dans sa version bêta: https://america.aljazeera.com) qui donne déjà une petite idée de ce que sera sa couverture américaine.

Mais ce n'est pas le plus remarquable. Ce qui frappe surtout, en effet, c'est la leçon de journalisme que les artisans d'Al-Jazeera America semblent vouloir donner avant même le début de la diffusion!

Ce qu'on annonce? De l'information factuelle, fouillée et neutre; moins d'opinion, moins d'émotion et moins de bling bling, promet en substance un haut gradé de la chaîne. «L'approche d'AJA, c'est-à-dire plus de temps pour du journalisme plus sérieux, constitue une critique implicite des autres télés d'information», juge le New York Times.

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On peut y croire ou non. Et, dans le second cas, rappeler que, depuis qu'elles existent, les chaînes portant la bannière qatarie n'ont pas été épargnées par la tentation du biais (parfois poussé jusqu'à la fabulation) et de l'info-spectacle. Mais la critique implicite, elle, n'est pas sans fondements.

Les médias d'Amérique, et cela inclut les nôtres, sont de tradition anglo-saxonne. Ils ont historiquement donné à la narration des faits bruts dûment vérifiés plus d'importance, plus d'espace et plus de temps qu'à l'opinion, à l'argumentation et au human interest.

Pour toutes sortes de raisons, les choses ont changé.

L'internet en général et les médias sociaux en particulier ont créé un environnement dans lequel la vitesse est plus importante que l'exactitude, l'opinion (si possible véhémente) plus goûtée que l'analyse posée. La télé d'info continue, cette bête qu'il faut nourrir 24/7, compense une insuffisance d'événements par une surabondance d'émotions pesamment exposées (chez nous, la tragédie de Lac-Mégantic a marqué le triomphe de la chasse aux victimes et de ce qu'il faut bien appeler l'information lacrymale). Enfin, la presse écrite se cherche et, dans le doute, explore elle aussi les possibilités qu'offrent la victimologie, l'opinion mur-à-mur et l'instantanéité.

Il sera intéressant de voir ce qu'Al Jazeera America va véritablement offrir et si une «autre» information est possible.