Le 14 février 1989, Salman Rushdie a été propulsé dans une vie qui n'était plus la sienne. Ciblé par un décret de l'ayatollah Khomeini qui appelait à son exécution, l'auteur des Versets sataniques a vécu les neuf années suivantes sous la protection constante de gardes armés, qui décidaient de ses moindres déplacements, l'obligeaient à changer d'adresse et à se livrer à d'incroyables contorsions pour participer au moindre événement littéraire. Ou même pour voir son propre fils.

Du jour au lendemain, l'écrivain est devenu un pestiféré. Des compagnies aériennes refusaient de le laisser monter à bord de leurs avions. Il a mené des batailles épiques avec des éditeurs qui avaient peur de le publier. Un musée a même refusé d'exposer son portrait, par crainte de représailles.

La fatwa qui lui a empoisonné la vie a imprégné ses amitiés et ses amours. Elle l'a plongé dans un état dépressif, l'a poussé à trop manger et à trop boire. Elle est même parvenue à coloniser son cerveau au point de l'empêcher d'écrire.

Et le pire, c'est qu'il y avait des tas de gens, à droite comme à gauche, pour trouver que Rushdie l'avait bien cherché. Après tout, il n'avait qu'à ne pas avoir écrit son livre!

Peut-on sortir indemne d'une telle épreuve? L'homme qui émerge à l'autre bout du tunnel est-il encore le même que celui qui y a été plongé? C'est un peu la question qui se profile à l'arrière-plan de l'autobiographie dans laquelle Salman Rushdie retrace son séjour dans la prison de la fatwa.

Pour échapper à ses assassins, l'écrivain, né en Inde dans une famille pratiquant un islam fluctuant, a dû trouver un nom d'emprunt derrière lequel il s'est caché jusqu'au 24 septembre 1998 - jour où l'Iran a allégé la fatwa, en lui enlevant en quelque sorte son caractère impératif.

Ce nom, c'était Joseph Anton, composé des prénoms de deux de ses auteurs favoris - Joseph Conrad et Anton Tchekov. Joseph Anton, c'est aussi le titre du récit dans lequel il retrace ces neuf années difficiles.

«Le vrai sujet de mon livre, c'est l'identité, pendant une période très trouble», explique Salman Rushdie quand je le joins à son hôtel, en France, où il mène la campagne de promotion de la version française de sa brique de 700 pages.

«La fatwa a fracturé mon identité, dans le sens où elle a poussé les gens à me réinventer. Pour certains, j'étais devenu le diable. Mais d'autres m'ont idéalisé. Je n'étais à l'aise avec aucune de ces perceptions.»

Salman Rushdie a mis des années avant de s'attaquer au récit de ces années obscures. À son retour à la vie normale, il n'a d'abord voulu que ça: une vie normale. Héler un taxi. Discuter de littérature. Ne plus être réduit à sa fonction d'écrivain-visé-par-la-fatwa. «Mais j'ai toujours su qu'un jour, je raconterais cette histoire.» Et ce désir a fini par le rattraper.

Il a tâtonné beaucoup avant de trouver le ton juste. Le déclic s'est produit le jour où il a troqué le «je» pour la troisième personne du singulier.

«Ça m'a permis de mettre une distance entre le moi qui écrit ce livre, et le moi au sujet duquel j'écris. À l'époque, j'avais 41 ans. J'en ai 65 aujourd'hui. J'écris sur un moi plus jeune, déformé par un grand niveau de stress.»

Une fois ainsi éloigné d'une version antérieure de lui-même, Salman Rushdie raconte sa vie comme un roman. Un roman sans complaisance, précis et foisonnant. Roman d'amour dans lequel on le voit divorcer, se remarier, divorcer encore, avant de sombrer dans une passion destructrice qui finira par se consumer, elle aussi.

Roman policier, aussi, puisqu'on le voit se faufiler entre les menaces auxquelles il échappera - contrairement à deux de ses traducteurs et à son éditeur norvégien, qui ont tous été victimes de la folie anti-Rushdie (l'un a été poignardé à mort, les deux autres grièvement blessés).

Mais Joseph Anton se lit aussi comme un roman politique qui nous confronte à l'un des phénomènes les plus caractéristiques de notre époque: la montée de l'intégrisme religieux et les compromissions que l'on fait au nom de la tolérance.

«C'est lui que l'on tente d'assassiner et on lui fait croire que cette crise est de sa faute», peste Joseph Anton...

Dans un des moments les plus déchirants du livre, Rushdie consent à se livrer publiquement à une profession de foi musulmane, quand des leaders religieux lui font miroiter la levée de la fatwa. Mais ce n'est qu'un piège. D'où il sort honteux d'avoir troqué son intégrité contre une promesse de liberté.

J'ai rencontré Salman Rushdie à Montréal en 2007, pendant la tournée de promotion de son roman Shalimar le clown. Il m'avait alors dit souhaiter que la réponse à l'islam radical vienne de l'intérieur du monde musulman. Cinq ans et quelques printemps arabes plus tard, avons-nous progressé?

«Le niveau de peur entourant la question de l'islam est toujours très élevé», dit-il. La peur est peut-être même encore plus intense aujourd'hui: Rushdie est convaincu que s'il avait écrit Les versets sataniques en 2012, il aurait eu plus de difficultés à trouver un éditeur qu'il y a 20 ans.

Les fanatiques ont-ils donc gagné? «En ce qui concerne Les versets sataniques, c'est nous qui avons gagné. Nous avons défendu le livre et son auteur est toujours là. Mais sur un plan plus large, celui du fanatisme musulman qui veut empêcher toute discussion de l'islam, la bataille continue.»

Avec son livre haletant, introspectif, qui carbure aux coups de gueule et à l'indignation, Salman Rushdie se jette une fois de plus dans la mêlée.