Il y a eu Alimentation Couche-Tard. Puis maintenant CGI. En l'espace de six semaines, deux entreprises québécoises ont dévoilé des acquisitions en Europe qui dépassent allègrement la marque des 3 milliards de dollars.

De mémoire de journaliste, c'est du jamais vu.

Ces transactions marquent une rupture. Il n'y a pas si longtemps, le Québec inc. n'avait d'yeux que pour les États-Unis. Or, le carré de sable de l'Amérique du Nord est trop petit pour les entreprises d'ici qui aspirent à se retrouver parmi les premiers de leur industrie.

L'Europe n'attire pas uniquement les regards pour de mauvaises raisons. L'occasion n'a jamais été aussi bonne de conclure des acquisitions opportunistes, en raison des prix dépréciés des entreprises inscrites en Bourse et d'un huard fort relativement aux devises européennes.

«Il y a un alignement des astres», résume Serge Godin, président exécutif du conseil de CGI.

Logica représente la plus grande acquisition de l'histoire de cette société-conseil en informatique. Si l'offre de CGI séduit les actionnaires de Logica, l'entreprise montréalaise affichera des revenus de 10,4 milliards CAN et comptera 72 000 employés dans 43 pays.

CGI se situera ainsi au cinquième ou au sixième rang des consultants en technologies de l'information, derrière Accenture, CSC, Capgemini, Athos et à égalité ou presque avec SAIC.

Serge Godin parle d'une «journée marquante». Mais ce dirigeant qui compte 70 acquisitions derrière la cravate s'exprime d'un ton aussi égal que s'il annonçait qu'il venait d'acheter un carton de lait au dépanneur. Là où ses yeux bleus s'animent, c'est lorsqu'il parle de prix.

«De toutes les transactions que j'ai conclues, c'est la moins chère en termes de multiple», dit cet homme d'affaires de 62 ans.

CGI offre 3,3 milliards de dollars, incluant la prise en charge de la dette, ce qui équivaut à 6,6 fois le bénéfice d'exploitation de Logica en 2011. Au cours de la dernière décennie, le prix médian des acquisitions de sociétés de services informatiques en Europe s'est établi à 9,3 fois le bénéfice d'exploitation, selon une compilation de l'agence Bloomberg.

Cela fait cinq ans que CGI convoite Logica, soit bien avant que la crise de l'endettement en Europe ne fasse les manchettes. Cela peut paraître une éternité, mais Serge Godin sait se montrer patient.

Son équipe et lui ont mis 10 ans avant de conclure l'achat, en 1998, de Bell Sygma, l'ancienne filiale des services informatiques de BCE qui était dirigée à l'époque par un certain Michael Roach... Ils ont mis sept années avant d'acquérir, en 2004, American Management Systems (AMS), une transaction qui a propulsé les activités de CGI sur le marché américain.

En 2007, toutefois, Logica considérait CGI de haut. Aujourd'hui encore, Logica est d'une taille plus imposante que CGI, avec un effectif de 41 000 employés et un chiffre d'affaires de 3,9 milliards de livres, soit 6,2 milliards CAN.

Le vent a tourné l'automne dernier. Logica a confessé à deux reprises que ses profits seraient moindres que prévu; son bénéfice d'exploitation a finalement chuté de moitié de 2010 à 2011, à 114 millions de livres. L'entreprise a restructuré ses activités, ce qui a mené au licenciement de 1300 employés. Encore la semaine dernière, le cadre responsable du redressement des activités de Logica au Benelux a quitté l'entreprise.

Après une série de téléconférences, Serge Godin et André Imbeau, cofondateurs de CGI, ont pris l'avion pour Londres. À la mi-mai, Andy Green, chef de la direction de Logica, a fait le voyage à Montréal. L'accord s'est scellé.

«Nous n'achetons pas l'entreprise pour devenir plus gros, mais pour devenir les meilleurs», dit Serge Godin.

Malgré la conjoncture difficile, il y a une logique d'affaires à s'établir en Europe, où il se dépense pour 187 milliards d'euros en services informatiques tous les ans, selon Datamonitor. Les deux tiers des clients de CGI mènent leurs affaires aussi bien en Amérique du Nord qu'en Europe. Or, l'entreprise montréalaise est discrète sur le Vieux-Continent, où elle compte seulement 2000 employés.

CGI pourrait perdre les comptes de multinationales qui recherchent une solution complète et souhaitent limiter le nombre de leurs consultants et fournisseurs. «C'est crucial de pouvoir assister nos clients là où ils sont», dit Serge Godin.

Ce faisant, toutefois, CGI passe d'un extrême à l'autre. La proportion des revenus que l'entreprise tirera de l'Europe bondira de 6% à 58%! Et cela, alors que plusieurs pays européens, dont le Royaume-Uni, ont replongé en récession.

Serge Godin se dit convaincu que les restructurations des gouvernements européens et des entreprises entraîneront de nouvelles dépenses en technologies de l'information, mais cela reste à voir. En attendant, toutefois, Logica contribuera immédiatement aux profits de CGI.

Encore faut-il que les actionnaires de Logica déposent leurs actions en réponse à cette offre au comptant qui représente une prime de 33% sur le cours moyen des six derniers mois. À voir la forte réaction du titre de Logica, les investisseurs espèrent une surenchère. De la même façon que les actionnaires norvégiens de Statoil semblent attendre une offre supérieure, au grand dam de Couche-Tard.

L'Europe est peut-être bon marché. Mais elle se laisse désirer.