Liliane Bettencourt a eu 89 ans hier. Mais il n'y a pas eu de grande fête de famille pour célébrer son anniversaire.

Lundi, une juge a placé sous tutelle l'héritière du groupe L'Oréal, la femme la plus riche de France. Le magazine Forbes estime sa fortune à 23,5 milliards US, ce qui la situe au 15e rang des milliardaires de la planète, non loin devant David Thomson et sa famille, les premiers Canadiens à figurer sur ce palmarès.

C'est à la demande de sa fille unique, Françoise Bettencourt-Meyers, que la justice est intervenue, ce qui donne à cette dispute familiale les allures d'une tragédie grecque.

La juge des tutelles de Courbevoie, en banlieue de Paris, s'est rendue aux conclusions d'une évaluation médicale de Liliane Bettencourt menée en début d'été. Cette femme «atteinte de troubles cognitifs évidents» présente une «démence à un stade modérément sévère». Le collège d'experts chargés d'examiner son état de santé a ainsi conclu à une «altération certaine de ses capacités de prises de décision».

Françoise Bettencourt-Meyers accusait l'entourage de Liliane Bettencourt de manipuler sa mère, une veuve fragile, afin de lui soutirer des millions d'euros. Elle et ses deux fils, Jean-Victor et Nicolas Meyers, administreront dorénavant les biens de l'octogénaire. Mais Liliane Bettencourt, qui a menacé de quitter le pays dans une entrevue accordée au Journal du Dimanche, n'entend pas rendre les armes. Ses avocats contestent sa mise sous tutelle.

C'est le dernier épisode d'un long feuilleton. Cette chicane de famille a éclaté au grand jour il y a quatre ans, lorsque Françoise Bettencourt-Meyers a intenté une poursuite contre François-Marie Banier, un écrivain et photographe bien introduit dans la haute société française. Elle l'a accusé d'avoir soutiré à l'héritière de L'Oréal sa collection de tableaux (Picasso, Matisse, Munch, etc.) et des polices d'assurance-vie d'une valeur de 1 milliard d'euros.

Ce n'est d'ailleurs pas la seule «affaire Bettencourt», puisque cette poursuite a mis au jour une autre histoire, politico-financière celle-là. L'ancien majordome de Liliane Bettencourt a secrètement enregistré une vingtaine d'heures de conversations entre elle et ses conseillers. Il y était question de généreuses contributions politiques.

Selon un livre et des reportages de Libération qui ont fait scandale, des enveloppes contenant des liasses d'euros auraient été remises en 2007 au président de la campagne de financement de Nicolas Sarkozy, Éric Woerth, et au président français lui-même, lors de réceptions à la demeure de Liliane Bettencourt à Neuilly-sur-Seine. Liliane Bettencourt et Nicolas Sarkozy ont toujours nié ces accusations de financement illégal qui sont actuellement sous enquête.

Il y a de quoi noircir des pages et des pages de Paris Match! Mais ces histoires vont bien au-delà de leur côté «people». Liliane Bettencourt siège encore au conseil d'administration de l'entreprise que son père, Eugène Schueller, a fondé en 1909 sous le nom, tenez-vous bien, de Société française de teintures inoffensives pour cheveux.

Surtout, L'Oréal n'est pas une PME. Avec 66 600 salariés à travers le monde, ce géant des cosmétiques chapeaute 23 marques mondiales, dont Lancôme, Biotherm, Vichy et Garnier, entre autres. L'Oréal a enregistré des ventes de 19,5 milliards d'euros (27,3 milliards de dollars canadiens) durant son année financière 2010.

Des actionnaires réclament de plus en plus bruyamment la destitution de Liliane Bettencourt. Son mandat au conseil d'administration a pourtant été renouvelé au printemps dernier. Ce conseil compte 14 membres, dont Françoise Bettencourt-Meyers et son mari, Jean-Pierre Meyers. Ce sont eux qui devront trancher, et cette question ne pourra plus être éludée encore longtemps.

Cette crise de gouvernance inquiète aussi le gouvernement français. Liliane Bettencourt a hérité de L'Oréal à la mort de son père, en 1957. Aujourd'hui encore, elle reste le premier actionnaire du groupe avec une participation de 31%. Mais les déchirements dans la famille et l'état de santé de Liliane Bettencourt pourraient entraîner la mise en vente de cette participation et la perte de cet actionnaire de référence.

Le deuxième actionnaire de cette société de cosmétiques est Nestlé, à hauteur de 30%. Cette entreprise suisse est liée à la famille Bettencourt par une convention d'actionnaires de 10 ans, signée en 2004. Ainsi, si la famille Bettencourt met en vente sa participation, Nestlé peut se prévaloir de son droit de premier refus pour racheter ces actions. En 2014, toutefois, le géant suisse de l'agroalimentaire pourra soit vendre, soit augmenter sa participation dans le groupe.

Pour l'instant, Nestlé n'a pas abattu ses cartes. Un administrateur du groupe a simplement indiqué cette semaine que le statu quo serait maintenu jusqu'en 2014, au moment où Nestlé aurait à prendre une décision sur son investissement dans L'Oréal. Mais la possibilité même incertaine que ce géant de l'agroalimentaire puisse prendre le contrôle de L'Oréal inquiète le gouvernement Sarkozy, rapportent des médias européens.

Qu'elle soit gouvernée par une formation de droite ou de gauche, la France a toujours été sensible au maintien de ses «champions nationaux». Par exemple, le gouvernement du premier ministre Jean-Pierre Raffarin a joué les entremetteurs et arrangé le mariage des sociétés pharmaceutiques Sanofi-Synthélabo et Aventis au milieu des années 2000. Tout cela pour protéger le «patrimoine industriel» de la France et repousser les avances de la société suisse Novartis.

Le gouvernement français s'est déjà porté à la rescousse d'Alstom. Et il pourrait bien répéter l'opération avec les banques françaises, qui sont les plus exposées aux difficultés de la Grèce et des autres pays endettés de la zone euro.

En ferait-il autant avec L'Oréal, la quintessence des entreprises françaises?

Ce n'est pas aussi sexy que les pubs de Lancôme qui mettaient en vedette Isabella Rosselini, Uma Thurman ou, plus récemment, Penelope Cruz. Mais c'est tout aussi fascinant à suivre.