Disons qu'on vous donne quelques années pour détruire Yellow Media, cette ancienne division de Bell Canada qui, à sa meilleure année, en 2007, affichait un bénéfice net de 528 millions de dollars sur un chiffre d'affaires de 1,63 milliard. Comment vous y prendriez-vous ?

Voici une stratégie en 10 points pour le conseil d'administration.

1) Bien que vous sachiez que les annuaires téléphoniques imprimés sont condamnés à mourir, vous rachetez tous les éditeurs d'annuaires au pays pour établir une présence nationale, dont Advertising Directory Solutions (ADS) en 2005, MTS Media en 2006 et Bell Aliant Communications en 2007.

2) Vous payez le gros prix. C'est notable lors de l'acquisition d'ADS, l'éditeur des SuperPages de la Colombie-Britannique et de l'Alberta. Groupe Pages Jaunes (le nom de Yellow Media à l'époque) offre 2,55 milliards de dollars en espèces au fonds d'investissement privé Bain Capital. Ce fonds américain avait mis la main sur ADS cinq mois plus tôt au prix de 1,99 milliard. Avec ce rendement rapide de 28 %, Bain réussit un coup fumant. Il y a le « capital futé » (smart money) et le « capital dupé ».

3) Un analyste indépendant de la firme Veritas Investment Research croit que ces acquisitions en série - il y en a pour 4,5 milliards depuis 2003 ! - masquent un ralentissement de la croissance interne. Vous l'ignorez. Cinq années plus tard, vous êtes forcé de radier pour 2,9 milliards en actifs intangibles.

4) Manque de pot, le gouvernement fédéral change sans crier gare les règles du jeu des fiducies de revenu à l'automne de 2006. Yellow Media, une darling de la Bourse, est lourdement touchée. Elle doit payer de l'impôt ! Plutôt que de rembourser la dette de la société montréalaise, vous haussez les distributions versées aux détenteurs de parts afin de rassurer les marchés. À 1,09 $ par part, ces distributions représentent une très forte proportion (84 %) de l'encaisse disponible en 2007, selon les prévisions des analystes. Vous répétez l'opération une autre fois, la distribution atteint 1,17 $ cette fois. Alouette !

5) La réalité vous rattrape en 2009 et en 2010. Même si cela fait des années que votre PDG parle de virage numérique sur toutes les tribunes, les revenus des nouveaux médias n'arrivent pas à compenser le ralentissement de vos activités traditionnelles, qui composent encore l'écrasante majorité de vos revenus. En mai 2009, vous annoncez la première d'une série de réductions de vos distributions/dividendes, qui chutent de 1,17 $ à 80 cents par année. Vous ne remettez pas votre modèle d'affaires en question et vous conservez l'équipe de gestion en place, dont Marc Tellier, grand patron depuis 2001.

6) Vous devez convertir votre fiducie de revenu en société par actions. L'opération de conversion et de promotion coûte horriblement cher, soit 48,5 millions de dollars, dont 30 millions uniquement en frais de conversion. C'est 20 fois plus élevé que la moyenne, calcule un analyste de la Financière Banque Nationale. Coïncidence, ces frais élevés, qui sont exclus du calcul du bénéfice d'exploitation, permettent aux membres de la haute direction de toucher, mais de justesse, une avalanche d'options d'achat d'actions. Et cela, en vertu d'un nouveau programme incitatif à long terme que vous avez adopté, en même temps que vous avez réduit à 45 ans l'âge auquel Marc Tellier peut prendre sa retraite sans pénalités actuarielles. Vous fermez les yeux.

7) Au terme de l'opération, votre distribution de 80 cents s'est muée en dividende de 65 cents, puis de 15 cents puis de zéro cent. À toutes les coupes (sauf la dernière, il va sans dire), vous jurez sur la tête de votre mère que le versement du dividende aux actionnaires sera maintenu. Des investisseurs - les pauvres ! - vous croient encore sur parole, bien qu'ils soient de moins en moins nombreux. Vos actions, qui se sont déjà échangées à plus de 16 $, ne valent plus qu'une poignée de sous noirs.

8) Pour réduire le fardeau de votre dette, vous vendez la seule activité qui fonctionne bien et qui est promise à un brillant avenir : les sites et publications liées au secteur automobile, qui représentent 85 % des profits de votre filiale Trader. Vous concluez cette vente à perte dans l'espoir (vain) d'éviter une décote des agences de notation de crédit. Votre dette à long terme, qui s'élevait à 2,2 milliards de dollars au 30 juin dernier, reste élevée, même si cette transaction et d'autres ont permis des remboursements totalisant 700 millions de dollars cet été.

9) Vous vous décrivez comme incompris et vous assurez que votre entreprise finira par récolter les fruits de sa nouvelle stratégie d'affaires, Solution 360 degrés. Vous cherchez à vous appuyer sur votre force, votre relation de longue date avec les petits commerçants et les PME. Mais vous savez, en votre for intérieur, que les services que vous offrez exigent une armée de représentants. Que les marges de profit sont peu élevées. Que les revenus ne sont pas récurrents. Que la concurrence est intense dans cet espace où les barrières à l'entrée sont presque inexistantes. Devant ce constat, vous priez.

10) Les mêmes banquiers qui vous ont interdit de verser ce qui restait de votre dividende vous ont donné rendez-vous en février 2013. À ce moment, Yellow Media devra rembourser sa marge de crédit de 500 millions de dollars. Vous priez.