L'entrevue avec Andrew et Geoff Molson a lieu dans une petite salle de réunion à l'étage de la brasserie de la rue Notre-Dame.

En nous montrant le chemin d'un pas rapide, la relationniste s'excuse du désordre dans la grande salle à manger, où des employés se sont réunis sur l'heure du midi. Des serveuses habillées de blanc et de noir débarrassent les tables. Une barmaid astique le bar de cuivre. Une odeur de houblon flotte dans l'air.

L'endroit ressemble à un restaurant d'une autre époque. Mais Molson Coors est une entreprise comme il n'en existe plus. Depuis 225 ans, une même famille contrôle la destinée de cette brasserie nord-américaine. Quand l'on connaît la difficulté de léguer une entreprise à la deuxième puis à la troisième génération, arriver à la septième tient de l'exploit.

Au Canada, le nom Molson est indissociable de la bière. Ce qui frappe toutefois, en remontant l'histoire de l'entreprise, c'est à quel point elle a oeuvré dans des industries diverses. Au point où Molson a presque tourné le dos à ses racines brassicoles durant les années 70 et 80.

On se souvient de John Molson, cet orphelin qui a émigré d'Angleterre en 1782, comme du fondateur de la brasserie. Mais le patriarche de la dynastie Molson était, à la base, un formidable entrepreneur.

John Molson a fait construire le premier bateau à vapeur sur le fleuve Saint-Laurent. À partir de ce steamer, il est devenu le plus grand armateur en Amérique du Nord. Dans les transports, toujours, il a financé la construction du premier chemin de fer au pays, le Champlain&St. Lawrence Railroad.

Cet homme d'affaires a aussi exploité un luxueux hôtel et une cour à bois. Tout comme il a ouvert une banque qui comptait 125 succursales lorsque la Banque de Montréal l'a acquise, en 1925. Aujourd'hui, on peut encore admirer l'ancienne Banque Molson rue Saint-Jacques, un chef-d'oeuvre de l'architecture du Second Empire.

John Molson avait Montréal à coeur et cet intérêt dépassait le seul cadre des affaires. Il a financé le premier théâtre de la ville. Et lorsque l'Hôtel-Dieu débordait de patients, il a construit un second hôpital.

Cet esprit de bâtisseur s'est transmis à d'autres générations, ce qui est exceptionnel. Le grand-père des frères Molson, Thomas Henry Pentland Molson, et leur grand-oncle, Hartland de Montarville Molson, ont transformé l'entreprise familiale dans les années 50 et 60. Molson a enfilé les acquisitions. D'entreprise régionale, Molson s'est imposée comme brasserie nationale.

Mais le goût des affaires s'est émoussé dans la famille, qui a cédé la direction à des gestionnaires professionnels dans les années 60. Les résultats ont été plus ou moins heureux. Molson a succombé à la mode des conglomérats. Cette stratégie de diversification adoptée dans les années 70 a culminé sous Mickey Cohen, PDG de 1988 à 1996.

Molson s'est éparpillée dans les fournitures de bureau, les quincailleries, les films éducatifs, les produits nettoyants, les articles de plomberie, le capital-risque et le soccer! À cette époque, on ne parlait pas des Brasseries Molson mais des Compagnies Molson, nom officiel de l'entreprise.

«On a suivi la parade, note Andrew Molson. Cela avait des avantages: on disait souvent que la bière était une industrie saisonnière. Mais on a perdu notre focus.»

C'est le père d'Andrew, de Justin et de Geoff, Eric Molson, chimiste diplômé de Princeton et grand amoureux de la levure, qui a décidé de ramener l'entreprise à la bière, en 1995. Mais ce retour a été long et coûteux pour les Molson, qui n'avaient plus que 40% du capital des brasseries.

Pendant ce temps, plusieurs brasseries ont distancé Molson. Les mésaventures de la brasserie montréalaise au Brésil, sous la direction de Daniel O'Neill, ont aussi fait distraction. Molson s'est retirée de ce marché après y avoir perdu près de 1 milliard de dollars.

Les Brasseries Molson se trouvaient au 13e rang de l'industrie lorsque la famille Molson a décidé de s'unir à la famille Coor's en 2005 au moyen d'une transaction controversée. Réunies, les deux brasseries familiales ont grimpé au cinquième rang.

Mais, avec des revenus de 3,25 milliards US et une production mondiale de 48,7 millions d'hectolitres en 2010, Molson Coors aurait glissé au septième rang. Et alors que les campagnes de marketing des marques de bière se mondialisent, l'urgence de grandir se fait sentir.

Moins endettée, Molson a les moyens de ses ambitions. Mais les occasions d'achat sont aussi rares que convoitées dans les pays développés ciblés par Molson. À preuve l'offre d'achat de 9,25 milliardsUS de SABMiller que la brasserie australienne Foster's a rejetée, la qualifiant d'insuffisante.

Selon ce que l'agence Bloomberg rapportait en juin, Molson s'est associée au brasseur de la Corona, le groupe mexicain Modelo, dans l'espoir d'acquérir Foster's. C'est la Deutsche Bank qui conseillerait Molson.

Que cette transaction se réalise ou non, ou que Molson Coors jette son dévolu ailleurs, on voit mal comment l'entreprise pourra conserver intacte la structure de son actionnariat dans une transaction d'envergure. Avec seulement 3,2% du capital de Molson Coors, la famille Molson contrôle 43,8% de ses droits de vote.

La famille pourra-t-elle conserver son emprise?

«Si une transaction génère de la valeur et que c'est intéressant, on l'évaluera», dit Geoff Molson.

«Il faut qu'on reste pragmatique, qu'on utilise la raison. Il faut enlever l'émotion de l'affaire quand on pense à tout ça», dit Andrew Molson.

«Des fois, c'est difficile», poursuit toutefois Geoff Molson.

Sacré sous-entendu. Car la relation entre les Molson et la bière n'est pas si différente de celle qui unit cette famille montréalaise au Canadien de Montréal: intense.

Pour joindre notre chroniqueuse: sophie.cousineau@lapresse.ca