Un seul chiffre fait frémir: cette année, le déficit budgétaire de l'Irlande atteindra 32% du produit intérieur brut (PIB), du jamais vu dans n'importe quel pays européen depuis la création de l'euro. Toutes proportions gardées, c'est deux fois pire que la Grèce au plus creux de la vague, il y a six mois.

Déjà, le gouvernement a largement sabré les programmes sociaux et les fonctionnaires ont dû subir des compressions salariales massives. Avec un taux de chômage de 14%, la situation de plein emploi que l'île a connue au début de la décennie s'est transformée en cauchemar.

Et voici une donnée désolante: pour la première fois depuis le début des années 90, l'Irlande est redevenue une terre d'émigration: depuis un an, 65 000 Irlandais ont quitté leur pays, contre seulement 31 000 nouveaux arrivants. Quel contraste par rapport aux années grasses d'avant la crise: en 2007, le pays affichait un puissant solde migratoire positif de 68 000 personnes!

Pourtant, il n'y a pas si longtemps, l'Irlande était considérée comme un modèle de développement économique. Les chiffres sont en effet magnifiques, voire mirifiques. Lors de son adhésion à l'Europe communautaire, en 1973, l'Irlande était une des régions les plus pauvres de l'Union. Il lui faudra une bonne quinzaine d'années pour mettre en place une série de mesures (fiscalité avantageuse pour les entreprises; prospection active des investissements étrangers, surtout dans les secteurs de pointe; encouragements à l'exportation) qui porteront leurs fruits à partir des années 90.

En moins de 15 ans, entre 1993 et 2007, l'Irlande va doubler la taille de son économie. À l'aube de la crise, les Irlandais pouvaient se vanter d'avoir le deuxième niveau de vie en Europe, après le Luxembourg. Impressionnante performance qui lui vaudra la flatteuse épithète de «tigre celtique».

Que s'est-il donc passé pour que le tigre se retrouve sur le plancher, exsangue sur le plan financier, étouffé sur le plan économique?

C'est, bien sûr, la faute de la crise financière qui a ébranlé la planète à l'automne 2008. Si l'Irlande a été plus durement touchée que la plupart des autres pays, c'est pour deux raisons.

Comme dans toute économie qui s'enflamme, les prix de l'immobilier ont connu une ascension vertigineuse en quelques années. Et comme c'est souvent le cas en période de bulle immobilière, les institutions financières se sont mises à prêter en misant davantage sur la valeur future des propriétés que sur la solvabilité des emprunteurs. Même dangereux scénario qu'aux États-Unis. À l'aube de la crise, les portefeuilles des banques irlandaises étaient bourrés d'hypothèques contaminées. C'était courir vers le désastre.

Il y a une deuxième raison. À l'automne 2008, lorsque les premiers nuages noirs ont commencé à pointer à l'horizon, le gouvernement irlandais a voulu se faire rassurant en garantissant tous les titres de créance détenus par les banques. Avec le recul du temps, on peut trouver cette décision irresponsable. Il faut cependant se rappeler que le «tigre celtique» surfait encore sur ses bonnes années et que le gouvernement, sans doute de bonne foi, se croyait assez riche pour faire face aux événements. D'autre part, il ne pouvait pas laisser les banques à leur sort sans nuire considérablement aux petits épargnants et à la réputation du pays.

Lorsque la bulle (comme toutes les bulles) a éclaté, le gouvernement a dû respecter ses engagements et s'est retrouvé avec toutes les mauvaises dettes sur les bras. Contrairement à une opinion assez largement répandue, l'Irlande ne s'est pas effondrée à cause de ses politiques fiscales et budgétaires, mais à cause de la situation désespérée de ses banques.

Le Canada sera-t-il touché par cette crise?

Il y a de grosses chances que non.

On pourrait penser qu'un ralentissement économique poussera les consommateurs irlandais à réduire leurs achats, et que cela pourrait nuire aux exportateurs canadiens. Or, en tout et pour tout, les Irlandais n'achètent à peine que trois dixièmes d'un pour cent des exportations canadiennes. En huit heures, les Américains achètent plus de produits canadiens que les Irlandais en un an.

Et même si la crise irlandaise devait entraîner l'ensemble de la zone euro dans l'abîme, on pourra continuer de dormir tranquillement. Tous les pays de la zone euro n'achètent ensemble que 7% des importations canadiennes.

Les institutions financières canadiennes demeurent à l'abri de la crise irlandaise. Elles ne détiennent pas ou très peu de créances irlandaises, et encore moins d'hypothèques toxiques. Quand on sait que les banques canadiennes ont très bien résisté à la crise des subprimes malgré la proximité, la perméabilité et le poids du marché américain, on voit mal comment elles pourraient être sérieusement affectées par les événements en Irlande.

D'autre part, le risque de contagion du système financier international (qui pourrait faire mal partout, y compris au Canada) est moins dangereux qu'il n'y paraît à première vue. Les Européens sont déterminés à payer ce qu'il faudra pour sortir l'Irlande du trou - et, par ricochet, à s'aider eux-mêmes.

Enfin, le déficit de 32% du PIB est effectivement énorme, mais il est non récurrent. Les sommes englouties par le gouvernement pour renflouer les banques ont été entièrement comptabilisées dans le budget de 2010. Dès l'an prochain, donc, le déficit se résorbera considérablement de lui-même. Certes, la tâche de ramener le déficit au niveau plus acceptable de 3% dans quatre ans paraît surhumaine. Le budget de dépenses du gouvernement est de 80 milliards d'euros. Pour atteindre l'objectif de 3%, il suffirait de réduire les dépenses en moyenne de 4 milliards d'euros par année jusqu'en 2014. Cela demandera des efforts énormes, mais ce n'est pas impossible.