En Espagne comme en Irlande, les prix à la consommation diminuent à un rythme déroutant, réveillant le spectre de la déflation. Des experts sonnent l'alarme: la Banque centrale européenne doit en faire plus pour relancer l'économie.

Confrontés à un chômage élevé (17,4%) et à des consommateurs tétanisés par la récession, les commerçants en Espagne ont commencé à réagir. Mais ils posent des gestes que plusieurs d'entre eux auraient cru impensables auparavant: ils coupent les prix sur presque tout.

 

Par exemple, les prix du poisson à l'échelle du pays ont chuté de 6% en moyenne, en mars, et ceux du sucre de 5,7%. On paie aussi moins cher pour les vêtements, l'électronique et même les médicaments (-0,7%).

Le portrait global est inquiétant: les prix à la consommation espagnols ont diminué de 0,1% en mars (sur un an), du jamais vu.

Plus au nord, en Irlande, on vit la même chose: les prix ont fondu de 0,7% en mars - une première depuis que le Tigre celtique a adopté l'euro en 1999.

Si bien que bon nombre de «cousins anglais», venus de Liverpool ou d'ailleurs sur la plus grande île britannique, prennent le traversier pour aller profiter des aubaines dans les magasins irlandais, rapporte le Financial Times.

La glissade de prix a beau réjouir les consommateurs, dans l'immédiat, elle constitue néanmoins une grave menace pour le Vieux Continent.

L'alarme sonne

L'inflation dans la zone euro a touché, le mois dernier, un creux depuis la création de l'euro en 1999, avec une hausse des prix limitée à 0,6% sur un an. C'est le taux le plus faible en 13 ans, d'après Eurostat.

L'inflation s'éloigne ainsi de l'objectif de la Banque centrale européenne (BCE), fixé à 2%, pour maintenir l'équilibre économique.

Selon les experts, l'Europe court donc le risque que les consommateurs commencent à anticiper une période prolongée de baisse de prix et reportent leurs achats à plus tard, ce qui aggraverait la récession. C'est là le grand danger de la déflation: les prix baissent, les consommateurs attendent de meilleures aubaines et n'achètent plus, des usines ferment, le chômage augmente... entraînant d'autres baisses de prix. Bref, un cercle vicieux.

Quel est le niveau des risques déflationnistes? Assez élevé. Les experts de BNP Paribas ont repris la grille d'analyse du FMI (Fonds monétaire international). Le résultat est inquiétant: en France, l'indice de vulnérabilité à la déflation, récemment à 33%, pourrait grimper à 89% dans un an. Globalement, l'Europe est à un niveau de risque inédit depuis 1991.

Le directeur du FMI, Dominique Strauss-Kahn, reconnaît que la menace est bien réelle. «À court terme, le risque, c'est que la déflation compliquerait la récession et la reprise», a-t-il dit dans une récente entrevue.

Même son de cloche dans le privé. Une enquête auprès de 250 économistes dans le monde montre que la déflation restera la principale menace européenne pendant au moins un an.

Et de quoi alimenter les craintes: les prix à la production ont reculé de 0,7% en Allemagne en mars, a-t-on appris la semaine dernière. C'est plus que prévu et on n'avait pas vu cela depuis septembre 2002.

La BCE doit agir

Dans ce contexte, tous les regards se tournent vers la BCE. La banque centrale européenne avait créé la surprise, le 2 avril, mais pas celle qu'on attendait.

Les économistes anticipaient une baisse du taux directeur de 50 centièmes, au regard du recul de la production et des prix. On espérait aussi des mesures vigoureuses pour dégeler le crédit, à l'instar des opérations extraordinaires de la Réserve fédérale américaine, qui rachète des obligations de l'État pour accroître les liquidités bancaires. (La Banque du Canada a annoncé jeudi qu'elle pourrait faire la même chose.)

Mais à la stupeur générale, le président de la BCE, Jean-Claude Trichet, est resté de glace. Il n'a abaissé son taux repère que de 25 centièmes, pour le ramener à 1,25%, tout en écartant une intervention «extraordinaire» de peur de raviver l'inflation à plus long terme.

«La BCE est obsédée par l'inflation. (Durant le second semestre), elle va réaliser qu'il faudra racheter des actifs financiers pour accroître la masse monétaire», affirme la Société générale dans une note financière.

BNP Paribas abonde et croit à un «risque significatif de déflation prolongée» en Europe.

En somme, les milieux économiques s'impatientent et leur message est clair: la BCE doit en faire plus. La banque centrale finira bien par céder à la pression. Une autre baisse de taux et des mesures musclées sont donc à prévoir... à moins que M. Trichet tiennent lui aussi à profiter des aubaines à Madrid ou à Dublin cet été.