Il fut un temps pas si lointain où, si un petit investisseur devait acheter un seul titre pour assurer ses vieux jours, c'était celui de BCE.

Il fut un temps pas si lointain où, si un petit investisseur devait acheter un seul titre pour assurer ses vieux jours, c'était celui de BCE.

Cette entreprise montréalaise centenaire versait de riches dividendes à ses actionnaires sans jamais hypothéquer sa croissance constante et sans surprise. Pas étonnant que, aujourd'hui encore, même après le big-bang de l'internet et des télécoms, l'action de BCE reste parmi les plus disséminées au pays. Qui n'a pas déjà détenu du BCE, ne fût-ce que par l'entremise de sa caisse de retraite?

Aussi a-t-on du mal à imaginer un monde où le titre de BCE ne s'échangerait plus à la Bourse de Toronto. Un monde où il n'y aurait plus la grande assemblée des actionnaires de la société mère de Bell Canada.

Qui ne se souvient pas des témoignages poignants que livraient les téléphonistes, tandis que des petits vieux tirés à quatre épingles grignotaient des sandwichs aux concombres?

Que BCE en soit venue, à son corps défendant, à considérer une privatisation pour faire taire ses actionnaires mécontents marque la fin d'une époque. Mais lorsqu'une entreprise se trouve mise en jeu, bien malin qui peut prévoir comment se terminera la partie. Une seule chose est certaine: rien ne sera plus pareil.

Les dirigeants de BCE ont employé une manoeuvre toute canadienne pour se sortir de l'eau chaude. Plutôt que de se faire prendre d'assaut par le Régime de retraite des enseignants de l'Ontario (Teachers), son actionnaire le plus important et le plus tapageur, ils ont préféré entreprendre des pourparlers en coulisses avec un groupe d'investisseurs institutionnels de leur choix.

Les négociations se sont déroulées à une vitesse effrénée ces derniers jours. Il n'y a pas plus tard qu'une semaine, un porte-parole de la Caisse de dépôt et placement du Québec, Gilles des Roberts, niait avec véhémence tout intérêt pour BCE en entrevue au New York Times.

L'équipe de Michael Sabia a peut-être gagné du temps, mais ses jours à la tête de BCE restent comptés. Petite vengeance: Teachers, qui a publiquement joué les fauteurs de trouble, ce qui est contraire aux moeurs d'affaires canadiennes, n'est pas dans le coup, du moins pour l'instant. BCE négocie uniquement avec un consortium formé de la Caisse, de l'Office d'investissement du Régime des pensions du Canada et du fonds d'investissement privé Kohlberg Kravis Roberts & Co. (KKR), de New York.

La porte reste entrouverte, puisque ces pourparlers ne sont pas exclusifs. Mais il serait surprenant que Teachers déniche d'autres investisseurs institutionnels canadiens et se lance dans une coûteuse surenchère.

Les conservateurs peuvent souffler. La vente d'un pilier de l'économie canadienne à des intérêts américains aurait placé le gouvernement minoritaire de Stephen Harper sur la sellette.

Or, ils n'auront pas à se mêler de la privatisation de BCE, même si le dogmatique ministre de l'Industrie, Maxime Bernier, fantasme à voix haute à l'idée d'abolir les frontières de l'industrie.

Il est acquis que KKR sera minoritaire, pour respecter les limites sur la propriété étrangère dans l'industrie des télécoms, même si on ignore dans quelle proportion les partenaires se partageront BCE. L' «honneur» canadien est sauf.

Il n'y aura donc pas d'entourloupette comme celle que le banquier américain Goldman Sachs et le groupe médias CanWest Global Communications ont employée pour acquérir Alliance Atlantis. Goldman Sachs est en voie d'acquérir une participation de 83 % dans ce producteur et diffuseur télé, même si le contrôle de l'exploitation sera en principe assumé par CanWest, actionnaire à hauteur de 17 %.

Cela dit, KKR pourrait fort bien devenir l'actionnaire le plus influent de BCE tout en étant «minoritaire». Un investisseur étranger ne peut détenir plus de 20 % d'une entreprise canadienne des télécommunications et plus de 33 % de la société mère de celle-ci, pour un maximum combiné de 46,7 %.

Or, il est clair que ce n'est pas la Caisse de dépôt qui fera contrepoids à KKR. Dans le communiqué publié mardi, l'institution québécoise laisse entendre que son investissement dans BCE ne sera pas démesuré, pour limiter sa vulnérabilité aux aléas de l'industrie des télécoms.

La Caisse, c'est bien connu, est déjà actionnaire à 45 % de Quebecor Média, l'un des grands rivaux de BCE, soit dit en passant. Ainsi, les investissements de la Caisse dans les secteurs des télécoms et des médias représentent près de 3,9 % de son actif net, précise sa porte-parole Lucie Frenière.

Bref, il ne serait pas surprenant que ce soit KKR qui tienne la télécommande de BCE entre ses mains.

La privatisation de BCE serait marquante à plus d'un égard. Elle confirme le nouveau rôle que se donnent les caisses de retraite canadiennes. Longtemps, les caisses appuyaient les sociétés opérantes. C'est ainsi que la Caisse de dépôt a aidé Quebecor à prendre le contrôle du câblodistributeur Vidéotron, au nez et à la barbe de Rogers Communications.

Maintenant, les caisses prennent les devants et investissent directement, sans se soucier d'avoir un industriel à leurs côtés. Remarquez, les grands fonds d'investissements privés américains ont prouvé que ces transactions étaient des plus rentables.

Par exemple, les placements privés ont rapporté un rendement annualisé de 22,8 % au groupe Blackstone depuis 1987 (déduction faite des frais de gestion). Comme on dit par chez nous, c'est dur à battre!

Plutôt que de confier une partie de leurs fonds à ces firmes, les caisses de retraite canadiennes choisissent de se passer de ces intermédiaires. Ici comme ailleurs, toutefois, les perspectives de profits sont à l'image des risques: énormes.