Depuis 10 ans, la CSeries est tellement attendue, tellement désirée qu'il est facile de perdre de vue l'essentiel.

Depuis 10 ans, la CSeries est tellement attendue, tellement désirée qu'il est facile de perdre de vue l'essentiel.

Les 3500 emplois que la région de Montréal gagnera d'ici à ce que Bombardier produise à pleine capacité ces avions de 110 et de 130 passagers sont éblouissants. Mais à l'origine de cette bonne nouvelle, qui arrive à point nommé pour une économie québécoise qui s'essouffle, il y a une entreprise à la croisée des chemins.

Ne pas lancer de nouveaux appareils, ne plus courir de risque, c'est se condamner à une mort à petit feu. Mais investir 3,3 milliards de dollars (somme encore révisée à la hausse hier), c'est jouer son avenir, même si les gouvernements et les fournisseurs stratégiques de Bombardier assument les deux tiers du risque financier.

C'est d'autant plus vrai que Bombardier quitte le confort relatif de l'aviation d'affaires et de l'aviation régionale pour s'aventurer en aviation commerciale. Elle atterrit sur une piste qui était jusqu'ici réservée aux géants Boeing et Airbus.

Ainsi, 2008 passera à l'histoire pour Bombardier, au même titre que 1986, l'année où l'entreprise s'est lancée en aéronautique avec l'achat de Canadair, et 1989, lorsqu'elle a révolutionné l'industrie en lançant le premier jet régional. Avec 22 années d'expérience, l'avionneur entre dans l'âge adulte.

Ce pari de Bombardier, et surtout de Pierre Beaudoin, puisque c'est le nouveau président qui vivra avec les plus grands avions que l'entreprise a jamais construits, repose sur deux prémisses.

La première, c'est que Boeing et Airbus ont des carnets de commande tellement chargés qu'ils ne se soucieront pas du fait que Bombardier empiète sur un coin de leur grande cour. Bref, les deux grands avionneurs ne répliqueraient pas.

Bombardier fait ici preuve d'une certaine espérance, pour ne pas dire naïveté. D'autant que, comme le raconte ma collègue Marie Tison, Airbus n'aurait qu'à équiper ses plus petits avions (les A319) du même moteur novateur que le motoriste Pratt&Whitney fournira à Bombardier pour la CSeries pour obtenir des économies d'exploitation substantielles.

Or, entre acheter un appareil d'une marque que l'on possède déjà dans sa flotte et s'équiper à neuf auprès d'un autre avionneur, les transporteurs préfèrent généralement rester avec ce qu'ils connaissent. Ils réduisent ainsi leur coûts de formation et n'ont pas à entreposer deux séries distinctes de pièces de rechange.

La deuxième prémisse, c'est que les compagnies aériennes sont tellement préoccupées par la flambée du prix du pétrole qu'elles seront séduites par des avions qui promettent de réduire du cinquième leur facture de carburant (environ le tiers de leurs coûts totaux).

Il est vrai que les transporteurs se débarrassent actuellement de leurs vieux avions gourmands en carburant. Mais encore faut-il qu'ils aient les moyens d'acquérir d'autres appareils. Or, la grande inconnue en transport aérien, à l'heure actuelle, est de savoir si les consommateurs accablés par les surcharges de tout acabit renonceront à voyager par avion.

Par exemple, Northwest Airlines, le premier transporteur qui avait manifesté un intérêt pour la CSeries, n'a plus la tête à acheter cet avion de Bombardier, tandis qu'il fusionne ses activités avec celles de Delta Air Lines pour endiguer les pertes appréhendées.

Le lancement de la CSeries, hier, n'a pas apaisé ces doutes. Il les a même alimentés.

Bombardier n'a qu'un client de lancement, le transporteur allemand Lufthansa, qui lui est depuis longtemps fidèle. Or, Lufthansa n'a signé qu'une lettre d'intérêt portant sur une commande de 30 avions, assortie d'options d'achat sur 30 autres, au prix affiché (avant rabais secret) de 46,7 millions US par avion. Bombardier semble donc encore loin de l'objectif de 50 à 100 commandes qu'elle s'était fixé pour donner le feu vert à la CSeries.

Est-ce que Bombardier se lance dans le vide? Difficile de le croire, même si Pierre Beaudoin a la réputation de conduire ses montures (voitures, motoneiges, bateaux, etc.) comme son père, en cow-boy.

Ou est-ce que l'entreprise a choisi de distiller les bonnes nouvelles, pour garder l'attention sur Bombardier durant le salon aéronautique de Farnborough, qui commence aujourd'hui?

On mise notamment sur la conférence de presse des bonzes de l'industrie chinoise, prévue demain. À cette occasion, on pourra vérifier si le partenariat que Bombardier a conclu avec le conglomérat AVIC, qui fabriquera le fuselage central de la CSeries, est vraiment payant.

Il est encore tôt pour célébrer la CSeries. Pour porter un jugement éclairé, il faut au minimum attendre la fin du salon aéronautique de Farnborough. Mais bon, comme le champagne est à la cave depuis 10 ans, il peut bien vieillir quelques jours encore.