«Il faut se réveiller. Il y en a d'autres qui sont inquiets, ce n'est pas pour les copier, mais moi aussi je suis inquiet.»

«Il faut se réveiller. Il y en a d'autres qui sont inquiets, ce n'est pas pour les copier, mais moi aussi je suis inquiet.»

Sans avertissement, Alain Lemaire venait de faire bifurquer la discussion, qui portait sur l'avenir de l'industrie forestière, sur l'économie du Québec. Les phrases se bousculaient un peu. Le ton du grand patron de Cascades trahissait à la fois l'urgence et une certaine lassitude.

" Qu'on fasse n'importe quoi, ce n'est jamais bon. Si on écoute toujours les minorités (lire : des groupes de pression), on va aller où ? On va aller ailleurs. On va aller vers des gens qui veulent nous avoir, plutôt que d'être contre nous quand on veut faire un petit pas en avant. C'est ça qui me préoccupe le plus. En tant que Québécois, ça me préoccupe."

Il ne faut pas prendre cette déclaration comme une menace, mais comme un ras-le-bol. C'est l'appel de quelqu'un qui, depuis son accession à la barre de Cascades, en 2003, se bat jour après jour contre des vents contraires pour permettre à son entreprise de survivre à la crise. " On a été knock-out pendant un certain temps. Mais on se relève. On s'est beaucoup remis en question. "

L'industrie des pâtes et papier, dans laquelle se démène Cascades, est frappée par ce qu'on appelle une tempête parfaite. Hausse rapide du dollar canadien, hausse des prix de l'énergie, concurrence féroce des pays émergents.

" En premier, on pense que ça va passer. Puis après, on s'aperçoit que c'est plus fondamental que ça. On dit alors : qu'est-ce qu'on doit faire? Où sont les faiblesses de pays comme le Brésil ou la Chine? Où peut-on s'améliorer? Est-ce le service, est-ce seulement les prix, est-ce que c'est la qualité de notre produit, est-ce que ce sont nos coûts? Et on réalise que c'est un peu tout ça. Donc, on se demande: qu'est-ce qu'on peut faire, qu'est-ce qu'on peut améliorer? "

En 2005, Cascades se lance dans une démarche de réduction de coûts sans précédent. " Nos investissements, depuis quelques années, sont principalement axés sur la diminution des coûts et l'amélioration de la productivité. " L'entreprise de Kinsey Falls, qui s'est bâtie en " reprenant des usines en perdition ", pour utiliser les mots d'Alain Lemaire, a même dû se résigner, en août dernier, à fermer son usine de cartons-caisses située à Red Rock, dans le nord-ouest de l'Ontario.

" Ce sont nos employés! C'est notre réputation de repreneur qui se détériore, c'est le lien de confiance que nous avons tissé tout au long de ces années avec nos employés qui se brise. C'est terrible. On avait l'impression de les lâcher, de les laisser tomber. Tabarouette, c'est tout un dilemme pour nous autres. On a été obligé de faire ça, autrement, on aurait pu se mettre en crise comme entreprise. Ce sont des choix douloureux. "

Chez Cascades, la fermeture d'usines a toujours été une solution de dernier recours, lorsque tout a été essayé. Et à cet égard, l'entreprise dirigée par les frères Lemaire ne ménage aucun effort. " Il faut être imaginatif. On peut toujours faire mieux ", dit le chef d'entreprise.

Cascades a le plus important laboratoire de recherche privé de toute l'industrie des pâtes et papier au Canada. On y cherche notamment les moyens de réutiliser plus efficacement les fibres recyclées. " On a encore le cur à l'ouvrage. On applique les meilleures pratiques, on analyse les moyens de diminuer nos coûts, de changer les caractéristiques du papier, pour faire plus avec moins. On récupère tout ce qu'on peut récupérer. "

Surcapacité de production

Tous les scénarios sont envisagés. Certains semblent même en contradiction avec les valeurs de l'entreprise. En avril dernier, Cascades est allée jusqu'à acheter trois usines de carton en difficulté aux États-Unis avec l'idée bien arrêtée d'en fermer deux. L'entreprise de Kinsey Falls voulait ainsi s'attaquer au problème de surcapacité de production qui afflige l'industrie nord-américaine du carton. " Il faut réagir. Acheter une entreprise concurrente pour mettre la clef dans la porte le lendemain, c'est faire preuve d'invention. "

Que les employés de Norampac se rassurent. L'acquisition, annoncée cette semaine, de la totalité des actions de l'entreprise d'emballage de carton, n'entraînera pas sa fermeture. Bien au contraire. Il est de notoriété publique que les frères Lemaire convoitaient depuis longtemps la participation de 50 % que détenait Domtar dans Norampac, coentreprise formée en 1997 et gérée par Cascades.

" Ça va donner un autre élan à Cascades. Mais, ma plus grande satisfaction est que ce soit fait à l'amiable. Pour nous, il fallait que ça finisse entre deux Québécois à l'amiable. Afin de donner une leçon à d'autres qui n'arrivent pas à s'entendre. "

Cascades a accepté de payer 560 millions de dollars pour mettre la main sur Norampac. Pour ne pas étrangler financièrement l'entreprise, les Lemaire ont opté pour une émission d'actions. " Pour nous garder une certaine latitude à faire d'autres acquisitions, les frères ont accepté de se diluer. Ça aussi, ça a été une très grande question. "

Ensemble, Bernard, Laurent et Alain Lemaire détiennent 38 % des actions de Cascades. Une fois la transaction conclue, cette proportion devrait descendre autour de 32 %. La valeur de l'action a été établie pour l'émission à 13,25$. Un prix jugé décevant par Alain Lemaire.

" On a émis des actions supplémentaires, il n'y a pas un sou qui est venu dans la poche des frères. Nous, on est riches sur papier. On n'a pas des fortune personnelle. Si on vendait toutes nos actions et qu'on disait : allez les Américains, allez les Européens, venez achetez Cascades... Si on regarde ça, toutes les parties de Cascades valent au moins deux fois plus que la valeur actuelle de notre action. Si on vendait les tissus, Norampac et le reste, on serait riches. On n'aurait pas besoin de travailler et de se casser la tête Ce n'est pas ça qu'on veut. On veut que Cascades soit fort pour longtemps. "