(Manchester) Chic robe noire, talons hauts, chevelure blonde soigneusement coiffée. Veste de jeans, kangourou noir, souliers de course.

Les tenues respectives de Marie-Ève Dicaire et de Natasha Jonas contrastaient en cette conférence de presse où les deux boxeuses se sont rencontrées pour la première fois de leur vie, jeudi après-midi, à Manchester.

Les deux rivales, qui se disputeront le titre unifié de championne mondiale des 154 lb, samedi soir, partageaient cependant une caractéristique, soit une presque incapacité de réprimer leur fracassant sourire.

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À la demande du photographe officiel, elles y sont parvenues pendant quelques secondes à l’occasion du traditionnel face-à-face précédant un combat. Ceintures pendues à l’avant-bras (Dicaire) ou sur les deux épaules (Jonas), sans cligner des yeux, les deux femmes ont échangé quelques mots avant que la Britannique tende la main droite pour serrer la pince de son opposante, gauchère comme elle.

« On est deux filles qui avons beaucoup de respect l’une pour l’autre », a souligné Dicaire à la fin de sa série d’entrevues.

« On est deux combattantes. Ce respect, ce sourire mutuel, on sait donc qu’il va s’effacer lorsque la cloche va sonner. On est deux passionnées qui tripent sur leur sport et qui apprécient l’occasion de vivre ce moment-là à l’AO Arena. Mais elle ne sait pas dans quoi elle s’est embarquée parce que samedi soir, toute cette énergie, c’est là qu’elle va porter fruit. »

PHOTO LAWRENCE LUSTIG, FOURNIE PAR BOXXER

Natasha Jonas et Marie-Ève Dicaire

Jonas assure le contraire. La tenante des titres WBC et WBO prend Marie-Ève Dicaire au sérieux et affirme s’être préparée en conséquence pour ce quatrième combat chez les super-mi-moyennes. Elle considère la Canadienne comme « une grande menace » et son « principal problème » dans cette catégorie de poids après un début de carrière professionnelle chez les plus légères.

« Je sais qu’elle est une 154 lb bien établie, a lancé Jonas (12-2-1, 8 K.-0.). Elle est costaude, forte, peut boxer tant sur le pied avant que le pied arrière. On a fait nos devoirs autant qu’elle. On s’est préparés pour avoir une réponse à chacune des meilleures versions d’elle-même. »

Un défi « assez intimidant »

L’évènement médiatique s’est déroulé au Love Factory, grande salle culturelle multifonctionnelle située dans un secteur un peu glauque, mais en pleine revitalisation dans le nord de la cité industrielle anglaise.

En y pénétrant à midi trente, Dicaire a rapidement noté que l’écran géant installé derrière la scène diffusait en boucle des images de Jonas sur le ring et chez elle avec Mela, sa fille de 6 ans. Rien sur elle, l’autre finaliste de la soirée.

Elle a donc glissé à l’oreille de son entraîneur que si elle avait su, elle aurait fourni des vidéos d’elle en action. Il a parié cinq dollars qu’elle n’oserait pas en faire mention en conférence de presse.

Malgré son tempérament frondeur, elle a perdu. « Ils étaient trop gentils, a souri Dicaire. Je ne voulais pas casser leur momentum. C’est correct. On est chez elle, on le savait. Ça fait un peu partie du défi et c’est la raison pour laquelle je suis contente de vivre ça. »

C’est le genre de défi qui m’énergise, me donne du carburant.

Marie-Ève Dicaire

Jonas croit qu’elle pourrait être surprise de l’accueil que lui réserveront les quelque 10 000 spectateurs attendus — dont ne fera pas partie sa fille, qui l’encouragera de la maison à Liverpool.

« Pour l’adversaire, cela peut être assez intimidant, a décrit la Britannique de 38 ans. C’est une grande arène, une grande scène. Ils sont bruyants, ça devient tapageur et ça peut parfois sembler un peu hostile. […] En même temps, elle vient ici sans rien à perdre. Elle a une excellente occasion de gâcher la fête pour moi. Tu dois donc saisir ta chance. »

PHOTO LAWRENCE LUSTIG, FOURNIE PAR BOXXER

Natasha Jonas

Une différence frappante

Sans être une surprise, la différence de poids et de taille entre les pugilistes était frappante, et pas seulement à cause des talons hauts.

« Êtes-vous en train de dire que je suis grasse ? », a répondu Dicaire, toujours le mot pour rire, à l’animateur.

« Je suis une 154 lb naturelle ; on sait donc que j’ai l’avantage du poids et de la grandeur. Natasha est une combattante intelligente. Elle fera certains ajustements. Ce n’est pas son premier affrontement à 154 lb, on ne tient donc rien pour acquis. On a fait nos devoirs et travaillé dans le gym avec des gauchers. […]. Mais assurément, on sait que je suis plus costaude et plus forte. On va en tirer avantage. »

Le raisonnement inverse aurait étonné Joe Gallagher, l’entraîneur de Jonas. Il a néanmoins rappelé que sa protégée avait commencé sa carrière amateur chez les 154 lb, avant de descendre jusqu’aux 132 lb, catégorie dans laquelle elle a concouru aux Championnats du monde (médaille de bronze) et aux Jeux olympiques de Londres en 2012 (défaite en quart de finale).

« Je comprends que ce soit très facile pour eux de parler du poids, mais c’est le talent qui permet de remporter des combats et les deux filles sont très talentueuses, a rétorqué le coach. C’est un duel très serré à nos yeux. »

PHOTO LAWRENCE LUSTIG, FOURNIE PAR BOXXER

Natasha Jonas et Marie-Ève Dicaire

Gallagher a souligné que les deux adversaires précédentes de Jonas, la Suédoise Patricia Berghult et l’Uruguayenne Chris Namús, avaient aussi invoqué l’avantage du poids avant de s’incliner de façon nette. « C’est la taille du cœur de la combattante [qui compte] et non la taille de la combattante. »

Une pause salutaire ?

Au-delà des différences physiques, l’entraîneur de Manchester estime que le facteur déterminant dans l’issue de l’affrontement sera la longue période d’inactivité de Dicaire (18-1, 1 K.-O.), qui ne s’est pas battue depuis sa victoire par arrêt de l’arbitre contre la Mexicaine Cynthia Lozano, le 17 décembre, au Centre Bell.

« Elle dit que ça lui a permis de se reposer, mais comme un footballeur en ce moment, [Erling] Haaland, de Manchester City, quand tu es chaud, tu es chaud [18 buts en 12 matchs]. Si tu es un footballeur sur le banc pendant un an et qu’on te demande de sauter sur le terrain, c’est difficile de te mettre en marche. Tasha est une boxeuse qui brûle et qui est en forme à l’heure actuelle. C’est ce qui fera la différence. »

Cet argument n’a pas de quoi refroidir Dicaire, même si elle se mesurera à une rivale qui en sera à son quatrième combat en 12 mois.

« Avec tout ce qu’on a fait comme entraînement, je ne peux pas être rouillée », a répliqué la boxeuse de Saint-Eustache.

Je répète que ce repos a été bénéfique. Ça m’a permis de soigner des blessures, de m’ennuyer de la boxe et de ne pas tomber en mode pilote automatique. Pour nous, ce n’est qu’un avantage d’avoir pris ce pas de recul.

Marie-Ève Dicaire

À 36 ans, Marie-Ève Dicaire s’apprête à vivre un rêve de petite fille. Ainsi qu’elle l’a raconté en français à la fin de la conférence de presse, elle se sent comme l’enfant qui décrit ses propres exploits dans la Ligue nationale de hockey, se figurant les accomplir réellement un jour.

« Toute ma vie, c’est ce que j’ai voulu réaliser. Je suis une fille d’action. On a donc mis toutes les pièces du puzzle ensemble pour concrétiser ce grand rêve. Depuis qu’on est arrivés, je vis chaque instant à fond. La fin que j’ai imaginée est tellement joyeuse. J’espère que vous serez là pour la regarder samedi. »

À part les quelques Québécois dans la salle, à peu près personne n’a compris la nature précise de ces paroles. Mais tout le monde en a saisi le sens.

Attention au crochet droit

A priori, on pourrait penser que Natasha Jonas est plus vive que Marie-Ève Dicaire compte tenu de son plus petit gabarit. Or il n’en est rien.

« Marie-Ève est plus rapide, beaucoup plus rapide même », a assuré son entraîneur Stéphane Harnois. À ses yeux, la « seule arme » de la Britannique est son crochet avant de la droite.

« Quand elle est dans le trouble, elle fait toujours la même chose : elle va lancer un direct et placer le crochet de la main avant. Ce sont de longs crochets et elle est précise. C’est ça qu’il faut absolument surveiller. »

Dicaire a passé deux grosses heures à répondre aux questions et à remplir aux obligations de la promotion de Boxxer lors de la conférence de presse de jeudi après-midi.

Son autre entraîneur, Samuel Décarie-Drolet, avait hâte qu’elle quitte l’endroit… « Ça a l’air de rien, mais ça draine de l’énergie, a-t-il souligné. Il y en a qui ont perdu des combats à cause de ça. »

« Chaque instant fait partie du combat, du build-up », a rétorqué la principale intéressée, une communicatrice née pour qui l’évènement s’est révélé « à la hauteur de [ses] attentes ». Son adversaire, évidemment au centre de l’attention de tous les médias locaux, est restée un peu plus longtemps, donc tout le monde est quitte.

Fière de ses origines

Tasha Jonas a grimacé une seule fois pendant la période de questions : quand son opposante a mentionné qu’elle se battait dans sa ville natale. La Britannique de 38 ans est plutôt originaire de Liverpool, située à une quarantaine de minutes de voiture. Elle y vit toujours et fait l’aller-retour quotidien pour s’entraîner au gym de Joe Gallagher à Manchester.

Concombre et betteraves au menu

Ça riait fort pendant le déjeuner au restaurant de l’hôtel. Évidemment, le clan Dicaire était à l’origine de ces effusions, avec la boxeuse comme première de cordée. Le plaisir au travail n’est manifestement pas de la frime pour elle. « C’est du Marie-Ève tout craché, a relevé Harnois. On a toujours été comme ça. Pourquoi ? Parce qu’on a confiance en ce qu’on a fait. Il ne reste que l’examen du combat à passer. »

Avant de remonter à sa chambre, l’athlète de Saint-Eustache a fait un crochet par l’épicerie avec son chum Marc-André Wilson, qui est également son préparateur physique. Elle est revenue avec un concombre, des betteraves et des pistaches. À la veille de la pesée de vendredi midi, elle respectait déjà la limite de 154 lb. Aucune inquiétude pour elle.

« Je la sens incroyablement bien, a assuré Harnois. Je ne l’ai jamais vue comme ça, pour vrai. »

Un privilège

Professionnelle depuis 2015, Dicaire mesure le chemin parcouru par la boxe féminine dans un aussi court laps de temps. « On assiste à un vent de changement en boxe professionnelle. On est très loin de ce que c’était il y a sept ans. On n’aurait jamais pensé ça au début de ma carrière. Je me sens privilégiée de vivre ça. »

Ben Shallom, jeune promoteur de Boxxer, a qualifié le duel de « deuxième plus important combat d’unification des titres chez les femmes » après la victoire de Claressa Shields contre Savannah Marshall au O2 Arena de Londres, le 15 octobre. Le gala avait attiré un total de deux millions de téléspectateurs, incluant une pointe à un million, sur Sky, soit la plus grosse audience de la chaîne câblée pour un évènement sportif professionnel féminin.

« Personne ne se demande pourquoi nous avons fait de cette bataille notre finale, a noté Shallom. C’est un combat avec deux athlètes au sommet de leur art et tout est sur la table. C’est un autre grand moment pour Tasha dans ce qui sera, espérons-le, une année historique pour elle. »